Jeux vidéo & Handicap : quelles tendances marqueront 2023 en matière d'accessibilité ?
Par Jean-Baptiste Tremouiller, Directeur des Opérations en accessibilité des jeux vidéo, AGFirst For Studios (Accessible Gaming First)
Comptant parmi les divertissements les plus populaires au monde, le jeu vidéo séduit et rassemble des joueurs et joueuses de toutes les nationalités, tous les âges, toutes les catégories sociales… et avec tous types de besoins spécifiques ! En effet, le nombre de personnes en situation de handicap adeptes des jeux vidéo est aujourd'hui estimé à 400 millions dans le monde[1]. Si les principaux acteurs de l'industrie prennent en compte ce public cible depuis quelques années, où en sont les innovations autour de l'accessibilité ? Quelles tendances se dessinent pour 2023 en la matière, alors même que le contexte économique inflationniste pourrait rendre éditeurs et studios de création quelque peu frileux quant aux nouvelles sorties ? Faisant partie des rares secteurs s'étant jusque-là montrés résilients aux crises et fort de belles perspectives de développement (le marché mondial des jeux vidéo devrait atteindre 413 Mds$ d'ici 2028 [2]), gageons que les prochains mois esquissent des lendemains toujours plus inclusifs pour le jeu vidéo !
Conception : vers des modules standardisés d'accessibilité ?
L'accessibilité dans le jeu vidéo progresse. Preuves en sont : les sorties récentes de The Last of Us Part II ou encore de God of War : Ragnarök, qui comportent chacun plus de 60 options d'accessibilité ! Le futur serait-il ainsi à étoffer le nombre d'options ? C'est bien possible, mais avoir beaucoup d'options à configurer est aussi une difficulté d'accessibilité ! De plus, réfléchir en termes d'options amène un biais : celui de percevoir l'accessibilité comme une surcouche. Pour preuve, certains studios traitent l'accessibilité des jeux en aval de leur sortie public, via un système de mises à jour ajoutant de nouvelles fonctionnalités, appelées "patchs". Demandant un budget souvent plus élevé, ces "patchs" sont techniquement complexes à développer. En effet, l'architecture du code source (la programmation), les interfaces et le système d'interaction n'ont pas été prévus pour intégrer ces options inclusives. Résultat : cela entraîne parfois des bugs et autres soucis techniques, sources de frustration supplémentaire pour la communauté handigaming. Mais outre la question de la qualité du jeu, se pose également celle de la perception. En effet, là où certains saluent l'effort d'inclusion des studios et des éditeurs, d'autres trouvent dommage que les besoins des joueurs et joueuses en situation de handicap ne soient considérés que lors de développements additionnels intervenant a posteriori.
Et si la clef pour concevoir un jeu universellement accessible ne se trouvait finalement pas dans un catalogue d'options ? Penser des fonctionnalités en termes de handicaps (déficience visuelle, auditive, troubles cognitifs…) revient à réfléchir en termes d'individus, ce qui complexifie drastiquement l'approche. L'accessibilité doit au contraire donner la priorité à la flexibilité d'usage sur les trois composants majeurs d'un jeu, à savoir la flexibilité du schéma de contrôle (acceptance matériel, "remapping" des touches…) ; la flexibilité de l'interface (disposition d'ingrédients modifiables à l'écran…) ; et la flexibilité du système d'interaction (modification de la difficulté à la volée, du degré d'information à l'écran…). À titre d'exemple, Marvel's Spider-Man : Miles Morales a posé les bases de l'approche flexible d'un schéma de contrôle. Fortnite, avec son dispositif de cercle autour du joueur transférant les informations du champ sonore dans le champ visuel, et sa flexibilité de disposition d'ingrédients à l'écran, a ni plus ni moins fabriqué un futur standard. L'UX (User eXpérience) est si satisfaisante que ce qui a été pensé comme une aide de jeu inclusive à destination des joueurs malentendants est aussi utilisé par d'autres. Preuve s'il en fallait que même si l'accessibilité s'adresse à des joueurs spécifiques, son approche en production se doit d'être universelle. Mais cela est plus facile à dire qu'à faire ! En effet, si de plus en plus de studios s'intéressent à la problématique de l'accessibilité, force est de constater que les temps de développement et les budgets restent les nerfs de la guerre. Mais l'industrie est ingénieuse et une tendance de fond pourrait donc émerger prochainement : celle du développement de modules additionnels d'accessibilité. On peut alors envisager que tous les jeux embarquent une interface visuelle modulaire, une acceptance matérielle et logicielle sur le schéma de contrôle, et une IA de langage capable de vocaliser tous les sous-titres (et vice versa). Il suffirait alors de venir plugger les modules au code source pour rendre accessible le jeu vidéo à toutes et tous !
Technologies matérielles & IA : des nouveautés prometteuses !
Le développement de manettes personnalisées est complexe en ce qu'il existe une infinité de besoins spécifiques. Certains handigamers auront besoin de contacteurs hypersensibles, d'autres de boutons plus gros ou plus espacés, d'autres encore joueront avec le poing, le coude, les pieds ou la bouche. Dans la prise en compte de cet enjeu d'hyper-personnalisation, le XAC (Xbox Adaptive Controller) fait figure de bon élève depuis 2018. Plus qu'une manette de jeu, ce "centre de connexion" permet de venir raccorder n'importe quel périphérique externe, donc tous types d'aides techniques, selon ses capacités physiques et sensorielles. Mais parce qu'estampillé Microsoft, les autres principaux éditeurs du marché ne cherchent pas à en faciliter son usage sur leurs consoles respectives. Ces derniers se penchent néanmoins de plus en plus sur la question de l'accessibilité. Preuve en est : la récente annonce de Sony lors du CES de Las Vegas autour du lancement de son kit de manettes accessibles pour Playstation 5, appelé "Projet Leonardo". Microsoft et Sony se lancent donc dans la course au matériel spécifique et c'est une bonne chose, mais réussiront-ils à s'entendre pour standardiser l'échange inter-consoles ? Cela n'est pas certain ! Mais après tout, n'a-t-on pas déjà vu des jeux de la plateforme "Origins" d'Electronic Art (EA) sur l'Epic Store ? De plus, la fin annoncée des consoles physiques de salon au profit des cloud et streaming verrait l'émergence d'un modèle universel de connexion chez les utilisateurs comme… un XAC qui accepterait un projet Leonardo. Les deux géants du secteur se sont peut-être déjà entendus sur les perspectives à dix ans de leurs matériels respectifs… Dans tous les cas, cela laisse de la place à des entreprises spécialisées dans la conception d'aides matérielles pour venir compléter l'offre actuelle.
2023 va peut-être par ailleurs signer un tournant majeur dans l'industrie, et sans doute par extension sur l'accessibilité, avec l'arrivée des technologies d'IA de compréhension de langage (rappelons que Microsoft détient la licence de Chatbot GPT 3). Ces technologies, déjà connues du grand public, sous le nom d'assistant vocal (Ok google, Alexa…) sont un des graals des développeurs de jeu : pouvoir discuter avec un personnage non joueur au sein d'un RPG (jeu de rôle) dans une conversation réaliste et ajustée à la narration en cours. Cela ouvre des champs d'applications extrêmement intéressants en reliant le paramétrage et la configuration des options à une IA de langage. Nous pourrions ainsi imaginer pouvoir parler à son jeu vidéo en lui demandant "Où se trouve le prochain objectif ?" et voir s'afficher à l'écran un élément de direction ; "La difficulté de ce challenge est trop élevée, peux-tu la diminuer ?" ; ou encore "J'ai du mal à lire les sous-titres, pourrais-tu les grossir s'il te plaît ?". Ces possibilités en accessibilité vocale pourraient diminuer le temps de paramétrage passé dans les menus pour favoriser l'immersion et améliorer une UX personnalisée à la volée.
Données : le jeu vidéo prêt à sortir de sa boîte noire ?
Un jeu vidéo est un programme qui génère son propre environnement pour s'exécuter. Aujourd'hui, il n'émet pas de données en dehors de cet environnement (hormis les données dont on autorise la collecte). Une avancée majeure de l'accessibilité, en provenance du mobile et de HTML5, serait que le jeu vidéo puisse mettre à disposition des données en dehors de son environnement, données exploitables par des logiciels tiers, par exemple un lecteur d'écran. Les balises HTML permettent lors de la visite d'un site web à un lecteur d'écran de fournir à l'internaute les informations nécessaires à sa navigation. On peut imaginer les mêmes procédés dans le cas d'un jeu vidéo. Le jeu serait alors vocalisé parce qu'il mettrait à disposition les sous-titres d'une cinématique en cours à l'adresse d'un lecteur d'écran par exemple. L'essor d'un langage HTML de programmation qui permet la 3D et des environnements standards comme IOS ou Android apporte les deux ingrédients pour réussir cette avancée. Ce qui d'ailleurs va dans le sens du cloud et du stream gaming du futur : les logiciels tiers fonctionneront chez l'utilisateur. Par exemple, le lecteur d'écran, tout comme la configuration du schéma de contrôle sera, sans doute, une couche logiciel du côté client qui fonctionne parce que le jeu externalise ses textes et ses "inputs" (touches).
Communication : à quand un système de référencement des fonctionnalités d'accessibilité ?
Une pratique semble se démocratiser pour aider à l'identification des jeux accessibles : la communication. Que ce soit via leur site internet ou leurs réseaux sociaux, les différentes parties prenantes de l'industrie du gaming semblent avoir bien compris l'intérêt de communiquer, avant même la sortie d'un jeu, autour des fonctionnalités d'accessibilité qu'il comprendra. Certains font même appel à des influenceurs, notamment depuis que le célèbre Steve Saylor - un gamer malvoyant - a fondu en larmes en direct sur sa chaîne YouTube après avoir terminé The Last of Us Part II. Il s'agit là de très bonnes pratiques en cela qu'elles permettent enfin aux personnes en situation de handicap d'acquérir un jeu en connaissance de cause, là où elles ont longtemps été contraintes de l'acheter et de le tester pour savoir si elles étaient réellement en mesure d'y jouer. Si l'on progresse donc en la matière, l'accessibilité connaît toujours un important déficit de communication. En effet, si le classement PEGI oblige depuis 1998 à indiquer l'âge minimal du joueur sur chaque pochette de jeu, il n'existe toujours pas de référentiel standardisé qui permettrait d'afficher le niveau d'accessibilité d'un jeu. Il reste même encore compliqué de chercher un jeu sur les boutiques en ligne selon des critères d'accessibilité. Si de premiers "tags" - du type "audiodescription" ou "autorise l'utilisation du XAC" - ont vu le jour récemment, les studios doivent désormais suivre la mouvance et apprendre à systématiquement référencer leurs jeux selon ces "nouveaux" critères !
Si 2017 fut une année de fracture dans l'industrie du jeu vidéo en faveur de l'accessibilité, 2023 pourrait ainsi marquer un nouveau virage. Des fonctionnalités aux aides matérielles ou vocales en passant par la communication, tous les signaux sont au vert pour rendre l'univers gaming toujours plus accessible ! D'autant plus que les évolutions technologiques à venir, à l'instar du Métaverse, laisse présager un champ des possibles toujours plus grand… et inclusif !
Dossier réalisé par Jean-Baptiste Tremouiller, Directeur des Opérations en accessibilité des jeux vidéo, AGFirst For Studios (Accessible Gaming First), marque du groupe Be Player One