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Distribution dématérialisée de jeux vidéo : Tout est à revoir ?

Par Henri Leben - Avocat à la Cour - Chargé d'enseignement en droit du jeu vidéo - Université Aix-Marseille


Distribution dématérialisée de jeux vidéo : Tout à revoir ? Par jugement en date du 17 septembre 2019, le Tribunal de grande instance de Paris a fait droit à la plupart des demandes de l'association UFC-Que Choisir, visant à déclarer comme abusives les principales dispositions des conditions générales de la société Valve (Steam).

Dans ce jugement particulièrement long (74 pages) le tribunal étudie soigneusement clause par clause, afin de déterminer leur caractère éventuellement abusif au regard du droit de la consommation, du droit des données personnelles, et du droit de la propriété intellectuelle.

Si la démarche est classique, on ne peut s'empêcher de ressentir un certain malaise tout au long de la lecture de la décision.

Rappelons, qu'est censée être abusive, la clause susceptible de créer un déséquilibre significatif entre d'une part, les droits et obligations mis à la charge des professionnels et d'autre part, les droits et obligations pesant sur les consommateurs.

Or, s'il faut évidemment laisser au débat judiciaire le soin de l'analyse des clauses litigieuses, on peut cependant regretter que la décision n'incorpore aucune référence à un débat économique. En effet, certes la lecture d'une clause isolée peut paraître faire ressortir un déséquilibre significatif, mais le tribunal n'aurait-il pas également dû s'interroger sur la cohérence globale du modèle économique proposé par Steam, et intégrer ce paramètre dans sa réflexion ?

Une autre question paraît également légitime. L'analyse du tribunal est menée en référence à un "consommateur moyen". Mais une lecture attentive du jugement laisse un peu perplexe, et incite à se demander si le "consommateur", tel qu'imaginé par le tribunal, existe vraiment. Ce consommateur semble en effet particulièrement peu réfléchi, puisque qu'il n'est pas susceptible de comprendre - d'après le tribunal - le sens de l'obligation de se comporter en étant "guidé par le bon sens et suivre les règles de base en matière de comportement". Pourtant, cette formulation évoque l'obligation de se "comporter en bon père de famille" bien connue des juristes et largement acceptée en matière contractuelle. Le "bon père de famille" est celui qui adopte un comportement conforme aux usages et à ce qu'on peut légitimement attendre de lui. La notion de "bon père de famille" existe précisément car il n'est matériellement pas possible d'anticiper tous les comportements et situations. On recourt par conséquent à un critère générique suffisamment explicite, et censé pouvoir être compris de tous… De tous, mais visiblement pas du consommateur ayant souscrit un compte auprès de Steam. Inversement, le tribunal semble considérer que ce même consommateur doit être en mesure de comprendre et d'évaluer de manière autonome l'ensemble des dispositions figurant dans les conditions générales. Evidemment, de très nombreux professionnels se sont faits une spécialité de rédiger des conditions générales incompréhensibles, contradictoires ou interdisant tout recours. Mais doit-on pour autant exiger que les conditions générales soient rédigées de telle manière que chacun de leurs termes soit compréhensible par le consommateur, comme s'il était un professionnel de droit avisé ? Il est ainsi étonnant de présenter d'un côté le consommateur comme particulièrement ignorant et de l'autre côté, exiger qu'il comprenne toutes les dispositions des conditions générales sans avoir à recourir à un professionnel du droit.

La cession des contenus générés par les joueurs

Sur le fond, le jugement vient apporter deux précisions extrêmement importantes. L'une concerne les contenus générés par les joueurs et l'autre, le droit de revendre un jeu téléchargé sur une plateforme de distribution dématérialisée.

S'agissant des contenus générés par les joueurs, de manière assez classique, les conditions générales de Steam prévoient que les droits afférents sont cédés à Steam au fur et à mesure de leur création.

Le tribunal sanctionne ce mécanisme à la fois sur le fondement du droit de la propriété intellectuelle et sur celui du droit de la consommation.

S'agissant de la propriété intellectuelle, le jugement indique :

"En conférant au fournisseur d'un service un droit ''non exclusif'' ''mondial'' et ''pendant toute la durée de validité des droits de propriété intellectuelle'' ''d'utiliser, reproduire, modifier, distribuer, transmettre, transcoder, traduire, diffuser, communiquer de toute autre manière, et afficher et représenter en public (le) Contenu généré par l'utilisateur, et de créer des oeuvres dérivées à partir de celui-ci, aux fins des activités, de la distribution et de la promotion du service Steam, des jeux Steam et des autres offres Steam'' sur tous les ''contenus générés'' par l'utilisateur, susceptibles d'être protégés par le droit d'auteur, et ce, à titre gratuit - la clause ne mentionnant aucune modalité de rémunération du créateur de contenu virtuel - sans préciser de manière suffisante la nature des droits conférés et les exploitations autorisées, la clause n° 6 de l'Accord de souscription est contraire aux prescriptions de l'article L. 131-1, L. 131-2, L. 131-3 du code de la propriété intellectuelle, lesquelles imposent au bénéficiaire de la cession, de préciser le contenu visé, les droits conférés ainsi que les exploitations autorisées par l'auteur du contenu protégé.
Cette clause, illicite au regard des dispositions précitées, sera donc réputée non écrite
".

La cession des contenus générés par les joueurs ne serait donc pas interdite en soi, mais nécessiterait que l'étendue des droits cédés soit davantage précisée.

Malheureusement le tribunal continue son analyse sur le terrain du droit de la consommation, et semble indiquer que l'absence de rémunération justifie que la clause soit également qualifiée d'abusive :

"Au vu de ce qui précède, la clause critiquée est également abusive au sens de l'article L. 212-1 du code de la consommation, en ce qu'elle a pour objet ou pour effet de créer, au détriment du consommateur, un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat".

Il est certes possible de prévoir un mécanisme de rémunération des joueurs-contributeurs, mais ce mécanisme ne peut être évalué que dans le cadre global de l'écosystème du jeu vidéo. Il est regrettable que le tribunal n'ait pas donné plus de précision sur la nature de la rémunération qui aurait permis à la clause d'échapper à la qualification "d'abusive".

La revente des jeux téléchargés

Enfin, le jugement fait d'ores et déjà beaucoup parler car il se prononce pour la première fois sur la licéité de l'interdiction de "revente" des jeux vidéo dématérialisés.

Le tribunal sanctionne l'interdiction de "revente" en posant comme principe :

"qu'il importe peu que l'oeuvre soit ou non incorporée dans un support matériel ; qu'elle ait été transférée par une vente (ou) une autre modalité que la vente, l'épuisement du droit de distribution s'applique quel que soit le mode de distribution du jeu vidéo, comme celle consistant en la mise sur le marché par téléchargement.

En conséquence, le titulaire du droit concerné ne peut plus s'opposer à la revente de cette copie (ou exemplaire) même si l'achat initial est réalisé par voie de téléchargement. L'éditeur du logiciel (ou ses ayants-droit) ne peut plus s'opposer à la revente de cette copie ou exemplaire, nonobstant l'existence de dispositions contractuelles interdisant une cession ultérieure".

Pour rappel, "l'épuisement du droit de distribution" est un principe fondamental en propriété intellectuelle qui prévoit qu'une fois que le titulaire des droits a mis un produit sur le marché, il ne peut pas (sauf certaines exceptions) continuer à contrôler les ventes successives. Autrement dit, il ne peut "vendre" le produit qu'une seule et unique fois. Par le passé, la jurisprudence communautaire s'était déjà prononcée sur l'application du principe d'épuisement des droits pour des logiciels, mais c'est la première fois (en tout cas en France) que ce principe est étendu à des jeux vidéo dématérialisés.

Evidemment il s'agit d'une très bonne nouvelle pour les joueurs et d'une très mauvaise nouvelle pour les éditeurs et plateformes de distribution. Mais là encore, on peut se demander si le tribunal n'a pas botté en touche. En effet, les jeux téléchargés ne sont pas à proprement parler "vendus" mais font l'objet d'une licence. Pourtant, le tribunal semble ne pas souhaiter rentrer dans le débat relatif à la différence entre un contrat de cession de droits (une vente) et un contrat de licence de droits (une location). En effet, que le jeu soit mis sur le marché via une cession ou une licence de droits ne devrait pas revenir au même. Si l'application du principe de l'épuisement des droits à un téléchargement consécutif à une cession de droits paraît compréhensible, son application à un jeu mis à disposition via une licence, soulève de nombreuses questions. Il s'agit évidemment d'un problème particulièrement complexe qui appellerait de nombreux commentaires, mais on peut regretter que ce problème soit à peine évoqué dans le jugement.

Il convient enfin de rappeler que la décision du tribunal de grande instance de Paris a été rendue en première instance et que, compte tenu des enjeux, elle fera probablement l'objet d'un appel puis d'un recours en cassation.

L'histoire n'est donc pas terminée mais en attendant, les plateformes de distribution devraient songer à revoir leurs conditions générales…

Henri Leben
Avocat à la Cour
Chargé d'enseignement en droit du jeu vidéo
Université Aix-Marseille

Publié le 23 septembre 2019 par Emmanuel Forsans
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