La dématérialisation du jeu vidéo - Quels enjeux pour cette industrie ?
Partie 1 : Etat des lieux sur un marché en plein essor - Dossier réalisé par Alexandra Koeniguer
La dématérialisation a entraîné de nombreuses modifications dans le paysage des produits culturels. Plus spécifiquement, le jeu vidéo subit en profondeur ces changements, impactant fortement ses acteurs. Mais comment cela a débuté, qui est concerné et qu'en est-il du marché français et mondial à l'heure actuelle ?
Naissance de la dématérialisation
Le concept de dématérialisation du jeu vidéo est apparu en 1981 avec l'apparition des services PlayCable (développé par Mattel et General Instrument) et GameLine (développé par Control Video Corporation pour les consoles Atari 2600). Ces services permettaient de télécharger des jeux via le réseau téléphonique pour GameLine et le réseau de télévision pour PlayCable, et ce contre des frais de souscription au service.
Cependant, à cause de restrictions techniques et du prix élevé des abonnements, ces initiatives ont rapidement été avortées. Dans le cas de PlayCable, les estimations au lancement prévoyaient que le service rassemblerait 1 millions d'abonnés en l'espace de 5 ans. Pourtant, malgré une vingtaine de titres mis à disposition chaque mois, PlayCable n'avait atteint en 1983 que 3% des 650 000 foyers capables de capter le service, ce qui a forcé Mattel à mettre fin à l'expérience. Quant à GameLine, la crise du jeu vidéo qui a eu lieu entre 1983 et 1985 aux Etats-Unis(1), due à la saturation du marché avec des jeux médiocres, a mené son concepteur à la faillite, l'obligeant à mettre un terme à ses activités.
Il faudra attendre 1991 pour voir apparaître une nouvelle initiative proposant un service de dématérialisation, avec le modem Sega MegaNet de l'entreprise japonaise Sega, qui se connectait directement sur la console MegaDrive et permettait le téléchargement de jeux depuis un téléviseur. Cette même entreprise a sorti en 1994 le service Sega Channel, destiné au monde occidental. Les services proposés par Sega proposaient des jeux de bonne qualité, souvent des portages de jeux qui avaient bien fonctionné comme Mortal Kombat II ou Street Fighter II. Pourtant, lancé trop tard après l'apparition de la MegaDrive (1989), le service voit son nombre d'utilisateurs décroître rapidement après avoir atteint un pic honorable de 250 000 utilisateurs aux Etats-Unis. En 1995, c'est Nintendo qui se lance dans l'aventure avec Satellaview, conçu pour la console Super Famicon, et qui permettait à l'utilisateur de télécharger des jeux via la réception de l'antenne parabolique. Ici encore, les ventes seront insuffisantes pour faire prospérer le service qui s'éteindra en 2000, d'autant plus que des consoles nouvelle génération sont apparues sur le marché (comme la Nintendo 64).
L'apparition de nouvelles technologies comme l'ADSL, la fibre, ainsi que la généralisation de l'utilisation d'Internet a construit un terrain propice pour que ces services puissent s'enraciner durablement dans un contexte en constante évolution. Pourtant, l'idée de dématérialiser les supports était déjà présente dès les années 80, mais la complexité et le coût des systèmes employés ne rendaient ces services accessibles que pour un public restreint et initié.
Il est toutefois intéressant de noter que chacun de ces services permettaient également de télécharger des magazines en ligne, des actualités et bien d'autres données.
Le marché français et mondial
En 2015, en France, le marché du jeu vidéo représentait 2,87 milliards d'euros de chiffre d'affaire(2), soit une croissance de 5,5% par rapport à l'année précédente. La vente de jeux physiques sur console et sur PC ne représentait plus que 46% de parts sur le marché. Fait intéressant, les ventes de hardware console et d'accessoires dédiés, boostées par la 8ème génération de consoles, ont rapporté à elles deux plus de chiffre d'affaire que les jeux physiques en eux-mêmes !
Le dématérialisé se fait donc une place de choix sur le marché du jeu vidéo, absorbant des parts non négligeables de la vente de jeux sur support physique. A titre d'exemple, en France en 2012, le marché des jeux vidéo physiques a subi une baisse colossale de 25% par rapport à 2011. On retrouve la même tendance aux Etats-Unis. Ainsi, l'entreprise Electronic Arts, à qui l'on doit les célèbres franchises Battlefield, Mass Effect ou encore les Sims, a enregistré 76% de ses ventes en dématérialisé lors du premier trimestre 2013, dépassant largement les prévisions faites en 2012, alors que ce système de distribution ne représentait que 10% de leur chiffre d'affaire en 2009(3).
Répartition du chiffre d'affaire suivant les acteurs du jeu vidéo et leurs effectifs
Esane 2011 - Calculs réalisés par l'Insee
On constate sur le schéma précédent que ce sont principalement les éditeurs et les constructeurs de consoles qui dégagent le plus de marge dans leurs activités. Il est intéressant de se demander comment ils vont alors appréhender cette transformation du paysage du jeu vidéo, qui implique une baisse de plus en rapide de la vente de jeux physiques ? De leur côté, les distributeurs et détaillants semblent avoir des difficultés à dégager suffisamment de chiffre d'affaire pour se tenir à flots, expliquant les fermetures nombreuses de boutiques spécialisées et leur besoin de se diversifier. Enfin, les studios semblent être les grands perdants. L'une des explications pour comprendre ce phénomène serait peut-être de chercher du côté du problème de la concurrence, de plus en plus rude, et de s'interroger sur la manière dont les éditeurs rétribuent le travail des studios.
Aujourd'hui, on voit fleurir de nombreuses plates-formes permettant l'achat de produits dématérialisés, que ce soit dans le secteur du jeu vidéo ou pour tous produits culturels. On pense par exemple à Steam (125 millions d'utilisateurs en 2015), créée par le studio américain Valve Corporation, qui a révolutionné la manière d'appréhender l'achat de jeux vidéo. En effet, sa pratique des prix cassés sur les jeux dématérialisés, allant jusqu'à des réductions de -90%, et dont les soldes sont devenues légendaires, a propulsé Steam sur le devant de la scène. La plate-forme détient aujourd'hui environ 70% des ventes mondiales de jeux vidéo dématérialisés. Fleurant le bon filon, de nombreuses autres compagnies ont également lancé leurs propres systèmes : Origin (la plate-forme dédiée d'Electronic Arts), le service Xbox Live, le Playstation Network, le WiiWare, mais aussi l'AppStore ou le Google Play qui, grâce à l'essor des smartphones, occupent un terrain avec très peu de concurrence. Amazon, le site mondialement connu qui vendait initialement des livres, a même lancé récemment un service d'achat de jeux et de logiciels dématérialisés(4), et propose également des codes qui peuvent être utilisés sur d'autres services comme Steam ou Uplay (Ubisoft). Par ailleurs, des sites spécialisés dans la revente de clés pour des jeux vidéo ont vu le jour, plus ou moins légalement. On pense notamment à certains revendeurs chinois ou russes qui, achetant leurs clés de jeux moins chères, peuvent se permettre de les revendre à des tarifs défiant toute concurrence.
Des sénateurs français se sont même penchés sur la question. En septembre 2013, un rapport(5) intitulé " Jeux vidéo : une industrie culturelle innovante pour nos territoires " a été déposé par M. Gattolin (EELV) et M. Retailleau (UMP). Celui-ci préconise la création d'une plate-forme à l'image de Steam, mais nationale et non gérée par les éditeurs, afin de promouvoir tous les jeux sur un même pied d'égalité, notamment les jeux originaux et innovants français. Les studios bénéficieraient d'une commission moindre sur la mise en ligne de leurs jeux, à hauteur de 5 à 10% au lieu d'une moyenne tournant autour de 30% sur les autres services. Cette proposition semble, de l'avis de beaucoup, assez utopique étant donné que, mondialisation aidant, il devient extrêmement difficile de rentabiliser un jeu en ne tablant que sur le marché français. Or, il est probable que des marchés importants tels que les Etats-Unis ou le Japon ne seraient pas du tout intéressés par cette plate-forme. Les développeurs français préféreraient donc, à long terme, privilégier tout de même les plates-formes internationales, permettant une bien meilleure visibilité et donc une meilleure rentabilité dans un contexte économique déjà difficile. L'initiative du Sénat mérite néanmoins d'être saluée, car elle consacre publiquement l'importance pris par le jeu vidéo et la dématérialisation ces dernières années, alors que ce produit culturel était encore victime d'une mauvaise réputation au début des années 2000.
Mais qu'est-ce que la dématérialisation change, concrètement, dans le secteur du jeu vidéo ? Y a-t-il un réel avantage à dématérialiser ? Qui en profite ? Comment le secteur s'adapte-t-il à cette évolution ?
Dossier réalisé par Alexandra Koeniguer
Webmaster éditorialiste, ancienne journaliste pour Mondes Persistants
La dématérialisation du jeu vidéo - Quels enjeux pour cette industrie ?
Partie 1 : Etat des lieux sur un marché en plein essor
Partie 2 : Avantages et inconvénients
Partie 3 : Les changements générés par la dématérialisation
A paraître dans la quatrième partie : S'adapter à un nouveau système