Jeu vidéo : Tout n'est pas addiction ! On vous explique pourquoi
Interview de Joël Billieux - Etude Delphi réalisée par Nicolas Akladios en février 2021
Une étude intitulée "Expert appraisal of criteria for assessing gaming disorder : an international Delphi study" vient de paraître. Elle évalue différents critères utilisés pour catégoriser le jeu vidéo problématique.
Les auteurs ont fait appel à l'avis de 30 experts internationaux pour définir quels critères sont pertinents (ou pas) dans l'évaluation d'une utilisation problématique du jeu vidéo.
Les résultats sont non seulement très intéressants mais démontrent qu'il reste encore bien du chemin à parcourir pour appréhender correctement le premier divertissement du 21ème siècle qui touche plus de 51% de la population en Europe.
En 2013, l'Association Américaine de Psychologie (APA) a conseillé dans son DSM-5[1] d'évaluer 9 critères de troubles émergents pour catégoriser les problèmes du jeu vidéo sur internet (Internet Gaming Disorder). En 2019, l'Organisation Mondiale de la Santé a reconnu le trouble du jeu vidéo (Gaming Disorder) comme une condition mentale dans sa 11ème révision de la Classification internationale des maladies (CIM-11[2]) en lui attribuant également des critères permettant de l'identifier.
L'étude compare donc les différents critères et leur pertinence selon trois points de vue :
- La validité de diagnostic : s'agit-il d'un critère qu'on va retrouver chez des patients qui consultent pour une utilisation problématique ?
- L'utilité clinique : s'agit-il d'un critère qui permet de distinguer une utilisation problématique d'une utilisation normale ?
- La valeur de pronostic : s'agit-il d'un critère qui permet de prédire la chronicité, la persistance, et la récurrence d'une utilisation problématique ?
On vous dit tout à travers une interview de Joël Billieux, professeur de psychologie à l'Université de Lausanne (UNIL) et un des piliers de la réalisation de cette étude.
Nicolas Akladios (NA) : On constate que de nombreuses recherches se penchent sur l'identification de critères pour définir les troubles liés au jeu vidéo. Quel est l'état des lieux à ce jour ?
Joël Billieux (JB) : Les critères du DSM-5 sont présentés dans la section des troubles émergents, pourtant il y a une tendance encore actuelle aujourd'hui d'utiliser ces critères comme définitifs pour des études épidémiologiques qui ont obtenu des taux de prévalence assez élevés, parfois 5-6%, ce qui n'est pas un taux auquel on doit s'attendre lorsqu'on évalue un trouble.
Les critères de l'OMS (CIM-11) n'ont pas encore été utilisés car ils sont trop récents. Parmi les 9 critères du DSM-5 il y en a trois qui sont très proches des critères du CIM-11. Et si on utilise les critères plus restrictifs du CIM-11 on arrive à des taux de prévalence plus bas concernant une utilisation problématique du jeu vidéo.
NA : Donc on va parler de trouble ou plutôt d'usage problématique du jeu vidéo dans ces études ?
JB : La terminologie utilisée est importante. On ne peut pas parler de trouble tant qu'on n'a pas une évaluation qui est faite par un psychologue ou par un psychiatre dans un contexte de clinique. On ne peut pas parler de trouble quand on évalue les choses avec un questionnaire auto-rapporté via une enquête en ligne par exemple. Or un grand nombre d'études sur le jeu problématique utilisent de telles approches et parlent ensuite de "trouble" ou "d'addiction".
NA : De manière générale donc on a des plages reconnues de taux de prévalence pour les troubles psychiatriques ?
JB : C'est généralement entre 0,5% et 1,5% de la population générale, en fonction des troubles. Actuellement avec la situation liée au contexte du Covid, on arrive par exemple à des taux beaucoup plus élevés. Mais si pour un trouble ou un comportement problématique émergent on arrive à des taux de prévalence de 10% par exemple, soit on a une mauvaise conceptualisation ou des mauvais outils qui identifient trop de cas "faux-positifs" (pathologisation excessive), soit on n'analyse pas un trouble mais une nouvelle norme ou un comportement devenu prépondérant dans la société en évolution.
NA : Alors comment identifier un trouble ?
JB : Pour déterminer un trouble, il faut qu'il y ait un impact fonctionnel avéré. C'est-à-dire une incapacité de fonctionner au quotidien, par exemple sur les plans professionnels ou social. Un autre aspect important dans le cadre du trouble lié au jeu vidéo est la perte de contrôle (par ex. jouer plus ou plus longtemps que prévu, ne pas pouvoir s'empêcher de jouer dans certaines situations malgré l'impact négatif que cela pourrait avoir). Du reste pour reprendre les critères du CIM-11, je pense que les deux critères les plus discriminatifs sont la perte de contrôle et l'impact fonctionnel.
NA : On entend souvent la mesure du temps passé à jouer brandi comme un indicateur de base pour identifier le jeu vidéo problématique ?
JB : Dans le cas d'une forte implication (high involvement) de la part d'un joueur on peut imaginer qu'il va peut-être jouer 4 heures par jour et ceci n'aura pas forcément un impact négatif sur sa vie quotidienne. Ça ne l'empêche pas de travailler, d'étudier, de sociabiliser, etc. Pour lui le jeu vidéo est intégré dans sa vie avec ses autres activités de manière harmonieuse, comme n'importe quelle passion. A contrario, il y aura d'autres joueurs qui passeront moins de temps à jouer mais l'activité va interférer avec leur quotidien et avoir des conséquences néfastes. Ainsi le critère de temps passé à jouer ne devrait pas nécessairement être pris en compte pour définir le comportement problématique.
NA : Est-ce que la façon de jouer pourrait être révélatrice ? Il y a des joueurs qui vont par exemple toujours répéter les mêmes phases de jeu ou refaire toujours les mêmes missions de façon répétitive.
JB : Plusieurs études s'y sont intéressées, dans le cas de "World of Warcraft" dans un premier temps par exemple. Il s'agit de joueurs qui sont dans des dimensions d'oubli du quotidien (escapism) qui ne vont pas forcément progresser dans le jeu mais se connectent plutôt pour s'échapper dans un autre monde, parfois en s'enfermant dans des activités extrêmement répétitives. Mais il peut s'agir aussi de joueurs qui répètent les mêmes actions pour obtenir une récompense spécifique. Il y a des multiples façons de jouer à un même jeu, et une manière particulière de jouer ne permet pas de refléter un usage problématique ou pathologique.
NA : Les critères du DSM-5 sont basés sur ceux de l'abus de substance et du gambling (jeux d'argent) ?
JB : En fait lorsque le gambling a été reconnu comme trouble on s'est basé sur les critères de l'abus de substance et par extension le processus a été reproduit pour définir le jeu vidéo dans sa pratique pathologique. Et ce qui est intéressant c'est que ce sont les critères les plus spécifiques à l'addiction au sens physiologique du terme (par exemple les critères de de tolérance ou de sevrage) pour lesquels il n'y a pas de consensus sur leur pertinence dans la définition du jeu vidéo problématique.
Ceci est fondamental car cela montre qu'il n'y a pas de consensus chez les experts du domaine sur le fait que le modèle biomédical de l'addiction est le plus adapté pour rendre compte des conduites de jeu pathologiques. Par exemple, dans le cas de notre étude, il y a un consensus selon lequel la notion de tolérance (c'est-à-dire un besoin d'augmenter graduellement son temps de jeu) n'est pas pertinente sur le plan clinique, ou ne permet pas de prédire une conduite de jeu problématique. De la même manière, les données actuelles ne permettent pas de mettre un évidence un effet de sevrage, au sens physiologique du terme, quand quelqu'un est "privé" de jeu vidéo. Les manifestations qu'on observe dans ce genre de situation sont essentiellement des émotions négatives (dépression, anxieux, etc.). Du coup ça n'est pas forcément un manque au sens biomédical du terme, mais une souffrance psychologique.
NA : Quelle est l'importance des trois niveaux d'évaluation des critères dans l'étude ?
JB : la validité de diagnostic sert à déterminer si le critère est présent chez les joueurs qui arrivent en demande de traitement. La très grande majorité des experts consultés pour cette étude travaillent dans des consultations spécialisées rencontrant des joueurs et joueuses présentant des conduites de jeu problématiques. Mais ce niveau ne permet pas de différencier un joueur intensif ("un passionné") d'un joueur problématique (un joueur présentant un trouble). Les deux autres facteurs, l'utilité clinique et la valeur de pronostic servent à faire cette distinction.
NA : On dit qu'on joue pour se divertir, mais le jeu vidéo peut-il être aussi pratiqué de façon "stratégique", avec un objectif autre que le jeu en lui-même ?
JB : En effet et il ne faut pas pathologiser un mécanisme d'adaptation (coping) mis en place dans un contexte spécifique : prenons l'exemple d'un joueur qui est en confinement, qui ne voit plus ses amis et se sent isolé. Il va s'investir dans le jeu vidéo pour maintenir ses liens sociaux et ainsi faire face à la situation de distanciation sociale. Autre exemple, celui d'un membre d'une équipe d'Esport qui avant un tournoi va s'entraîner tous les soirs en préparation du match à venir. Un comportement qui peut paraître extrême va s'expliquer dans un contexte donné. Beaucoup d'études sur le sujet consistent en une évaluation statique, c'est-à-dire un seul temps de mesure (le moment de l'enquête par exemple) ; dans ce genre d'études les cas présentés ci-dessous pourraient erronément être considérés comme "pathologiques" D'où l'importance des données longitudinales dans une analyse.
NA : Est-ce que tous les excès se valent ?
JB : La démarche de l'OMS a été conservatrice ; l'idée n'est pas de légitimer le construit de l'addiction comportementale au sens large qui amènerait à identifier toute activité pratiquée de manière excessive comme pathologique. Si on regarde les raisons pour lesquelles les personnes vont consulter, très peu le font pour des problèmes liés aux séries télévisées ou aux réseaux sociaux. Cependant dans le domaine des pratiques en ligne, les jeux vidéo ou le cybersexe sont des sujets souvent cités par ces personnes qui cherchent de l'aide.
NA : Donc quelles sont les prochaines étapes à la suite de cette étude ?
JB : Il va s'agir d'avoir une approche différente à ce qui s'est fait jusqu'à maintenant ; on ne doit plus uniquement se baser sur des modèles d'analyse issus de l'alcool ou d'autres domaines et les "recyclant" aux jeux vidéo. On doit plus s'intéresser aux spécifiés de l'utilisation problématique des jeu vidéo (par exemple à travers des études qualitatives et phénoménologiques) et moins se restreindre à focaliser uniquement sur les apparentes similitudes avec les addictions aux substances. On doit également développer des outils de dépistage et de diagnostique plus adaptés ; et qui évitent de pathologiser des conduites de jeu intensives mais non problématiques.
NA : Quelle incidence pour les traitements des troubles liés à un jeu problématique ?
JB : Etant donné les multiples étiologies du trouble, on ne doit pas appliquer une approche de standardisée (par ex. issue des traitements pour les conduites addictives), mais favoriser une approche taillée sur mesure en fonction de l'étiologie du trouble et des processus psychologiques impliqués.
NA : Merci Joël pour ces informations. L'étude complète est à retrouver en ligne : https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/add.15411
Joël Billieux
D'origine Suisse, il a étudié la psychologie à l'UNIL puis à l'Université de Genève où il a défendu sa thèse de doctorat en sciences psychologiques en 2010 sur le thème des mécanismes neurocognitifs impliqués dans les conduites impulsives. Joël Billieux est également titulaire d'un diplôme de formation continue en psychothérapie cognitive et comportementale. Depuis 2014, il officie comme expert mandaté par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) dans un groupe de travail portant sur les implications de santé publique liées à l'utilisation excessive des TICs dans le cadre de la 11ème révision de la Classification Internationale des Maladies (CIM-11).
Interview réalisée par Nicolas Akladios en février 2021