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Etude ergonomique de l'expertise dans les jeux vidéo : le niveau d'expertise influence-t-il le comportement des joueurs ?

H. Bessaa & S. Schwartz - LUTIN (Laboratoire des Usages en Technologies d'Information Numériques) - Université Paris 8


I. EXPERTISE ET JEUX VIDEO

Selon un rapport récent (Juin 2014) du Syndicat des éditeurs de logiciels et de loisirs (Sell), le marché du jeu vidéo représenterait 2,7 milliards d’euros pour l’année 2013, soit 4% de plus qu’en 2012. Les ventes de jeux vidéo sur mobile ont augmenté de 26% en un an. Il y aurait en France 28,6 millions de joueurs avec une presque parité (49% de femmes).

Hoffman (1996) considère au vu des recherches antérieures sur l’expertise en psychologie cognitive que celle-ci peut être définie sur trois niveaux dans ce domaine : le développement cognitif, une structure de connaissance experte, des processus de raisonnements experts. Un expert est, selon lui, quelqu’un « de hautement regardé par ses pairs, dont le jugement est très précis et fiable, dont les performances reflètent des compétences ainsi qu’une économie d’effort, qui a la capacité de résoudre des cas rares ou difficiles. Un expert est également quelqu’un qui possède des compétences spécifiques ou des connaissances provenant d’expériences intensives (intensité et fréquence) liées à des sous-domaines ».

Les critères pour déterminer le niveau d’expertise sont la différenciation entre joueurs / non joueurs, les APM (nombre d’actions par minute) pour des jeux de stratégies principalement mais surtout le temps de jeu. Ainsi, Lathtam, Patson et Lippett (2013) font le constat que, dans de nombreuses recherches, le temps de jeu est le seul critère utilisé pour différencier les joueurs experts de jeux vidéo de ceux qui ne le sont pas. Certains auteurs utilisent également d’autres méthodes telles que des interviews et de simples observations comme sources pour conclure sur l’expertise de joueurs.

La plupart des études consacrées aux jeux vidéo portent sur les 4 domaines suivants :

  • les comportements agressifs : elles concluent souvent à l’augmentation de ces comportements lorsqu’il s’agit de jeux hautement compétitifs ou très violents
  • les relations sociales / les performances scolaires : pas de consensus pour ces domaines.
  • la santé : les études sur la santé révèlent souvent une augmentation de l’indice de masse corporelle parallèlement aux temps de jeu.
  • Quelques rares études ont également révélé une augmentation des risques cardiovasculaires ou encore un impact sur le sommeil.

Le niveau d’expertise peut être relatif à différents facteurs complémentaires :

  • la mémoire experte : il existerait des connaissances particulières organisées en réseau qui permettraient un encodage plus rapide de certains éléments (théorie des chunks) ; l’empan visuel est plus important chez les experts ; ces derniers encoderaient davantage de manière parallèle (versus sériel pour les débutants) ; en outre, il existerait un aspect anticipatoire de la mémoire experte.
  • l’attention et la perception visuelle : la plupart des études montrent que les joueurs experts ont moins de fixations oculaires mais celles-ci sont de plus longue durée. Boot et al. concluent à un meilleur repérage d’indices visuels, suivi d’objets à haute vitesse, une meilleure capacité à passer d’une tâche à une autre et de rotation mentale pour les joueurs experts.
  • la valence émotionnelle : il n’y aurait pas de différence en général, seule une modification de l’environnement pourrait entraîner une légère variation.
  • la flexibilité cognitive : selon certaines études, après 40 heures de jeu, on observerait des modifications quant à la flexibilité cognitive et notamment : une amélioration de la perception d’indices visuels, du traitement de l’information visuelle, de la compréhension logique et de la focalisation sur des éléments pertinents du jeu.

L’utilisation dans la plupart des recherches de critères arbitraires (temps de jeu…) et de population spécifique (étudiants notamment), l’absence d’études pour certaines dimensions et la non prise en compte du type de jeu révèlent la nécessité de réaliser cette recherche. Nous émettons les hypothèses que les joueurs possédant un plus haut niveau d’expertise ont un nombre d’actions en jeu et une précision / réactivité de tir plus élevée que les joueurs débutants. Nous formulons trois hypothèses sur l’attention et la perception visuelle : les joueurs professionnels ont un nombre de fixation inférieur et de plus longue durée que les joueurs novices, l’attention des joueurs experts se porte davantage sur des éléments pertinents du jeu et est moins sensible à des éléments distracteurs. Nous émettons également l’hypothèse que l’expertise n’a pas d’effets sur l’état affectif.

II. METHODE

a. Participants

Trois joueurs professionnels issus d’une même équipe (LDLC) ont été recrutés avec un âge moyen de 26,5 ans. Ils ont reporté 18 heures de jeu par semaine (Shootmania) et posséder un niveau scolaire compris entre Bac et Bac+5. Ils ont été recrutés par internet en vue de leur participation à un tournoi esport (Gamers Assembly).

Trois joueurs novices ont également été recrutés. Ils avaient un âge moyen de 23, 5 ans et un temps de jeu de 25 heures par semaine à d’autres types de jeu. Leur niveau scolaire était entre Bac et Bac+5. Ils ne se connaissaient pas préalablement mais avaient déjà joué à des jeux de type FPS.

b. Matériel et procédure

A partir du jeu Shootmania de type FPS, nous avons recueilli les données pendant trois jours pour l’équipe experte (Gamers Assembly) et réaliser deux passations différées d’un mois pour l’équipe des novices. Aprés nous avoir donné leur autorisation (recherche, droit à l’image), les participants ont rempli un pré-questionnaire permettant de recueillir des informations sur leurs caractéristiques personnelles, préférences, usages…

Nous avons ensuite enregistré différentes données durant leurs matchs à partir de deux caméras (l’une positionnée dos à l’équipe, l’autre de face) reliées à des ordinateurs, d’une barre oculométrique R-Dem (SMI), d’un logiciel permettant de recueillir les actions effectuées en jeu (Keyloger). L’équipe des novices a eu à sa disposition des ordinateurs puissants et a affronté des joueurs d’un niveau équivalent afin de reproduire un environnement proche de l’équipe de joueurs professionnels. Après et entre les différents affrontements, on demandait aux participants de répondre à trois questions ouvertes dont les réponses étaient enregistrées par un Iphone5 sur leurs actions en jeu (retour utilisateur).

c. Analyse des données

Nous avons utilisé le logiciel Statview pour Windows pour analyser les données recueillies. Le plan expérimental de cette recherche est le suivant : S3 < Ne2 > < E2 > * C5. Celui-ci comporte deux variables indépendantes : le niveau d’expertise (Ne) à deux modalités (débutant ou expert) et l’environnement de jeu (E), avec également deux modalités (tournoi ou laboratoire). Nous avons mesurés cinq variables dépendantes : les actions en jeu, l’attention et la perception visuelle, l’état affectif, les stratégies, l’entraînement.

III. RESULTATS ET DISCUSSION

a. Résultats

Nos hypothèses sont confirmées sauf pour celle qui porte sur la valence émotionnelle. Les analyses ont révélé que les joueurs experts ont un nombre d’action moyen en jeu supérieur (+52%) aux débutants et ce, quel que soit le type d’actions considérées. Ils possèdent également un niveau de précision et de réactivité supérieur aux joueurs novices. Le nombre d’action augmente en fonction de la difficulté surtout pour les joueurs experts.

Les joueurs professionnels ont un nombre de fixation inférieur (-38%) mais celles-ci sont plus longues (+45%). De plus, chez ceux-ci, il y a une quasi absence de fixation envers des objets non pertinents (décors…) afin de remporter la victoire. Les joueurs experts, lorsqu’ils jouent, auraient une attention peu sensible à des interférences extérieures.

La valence émotionnelle, déterminée à partir des commentaires personnels et des actions à valence positive / négative recueillies par les caméras, révèle un peu plus d’expressions émotionnelles négatives que positives (+17%) pour les experts, deux fois plus pour les débutants (+202%).

Selon les joueurs experts, les connaissances et les stratégies ont un rôle prépondérant dans le niveau d’expertise. Ils ont notamment mentionné la connaissance des cartes pour des positionnements optimaux, des stratégies ennemies pour anticiper leurs mouvements…

b. Implications.

En prenant en considération l’importance du niveau de challenge adapté afin d’obtenir une satisfaction à jouer, on peut alors déterminer, outre les limites des autres recherches, les apports de cette étude. Il serait possible, par exemple, d’adapter l’intelligence artificielle (bots) au niveau des joueurs (modification de la saillance, des déplacements…) avant ou pendant les parties. En utilisant des caractéristiques « objectives » de mesure de l’expertise (non dépendante d’un simple ratio victoire/défaite), on pourrait proposer aux joueurs d’affronter d’autres joueurs de leur niveau. Les données recueillies peuvent également permettre d’intégrer dans les bots, des comportements proches de celui d’experts ou de novices.

c. Limites et biais

Nous avons dû faire face à des soucis techniques pour recueillir et analyser les données car le matériel utilisé est bien plus adapté à des passations en laboratoire qu’à des situations écologiques comme la Gamers Assembly (impact du matériel sur les performances, certaines données n’ont pu être traitées par des logiciels spécifiques…).

Il existe certains comportements en jeu que nous n’avons pas quantifiés et qui pourraient avoir une influence. Les fixations lorsqu’elles sont longues, ne le sont pas pour les mêmes raisons chez les joueurs professionnels et chez les novices. Les joueurs experts ont davantage de fixations longues pour suivre du regard des ennemis tout en étant dissimulé derrière des murs (les logos d’équipe étant visibles). Or, il ne semble pas y avoir de points communs dans les fixations longues des novices, si ce n’est lorsqu’ils ciblent un ennemi.

Enfin, bien que nous ayons essayé de reproduire un environnement proche de celui des joueurs experts pour les débutants, la nervosité exprimée par les équipes environnantes, le bruit généré par le rassemblement de tous les joueurs dans une même pièce et les enjeux étaient différents.

d. Perspectives de recherches

Afin de pouvoir généraliser les résultats, il faudrait reproduire cette expérience avec davantage de participants (sans nécessairement les suivre sur plusieurs jours) sur ce FPS mais également sur d’autres. On pourrait également s’intéresser au genre bien qu’il y ait nettement moins de joueuses expertes sponsorisées (qui n’ont donc la possibilité de participer à tous les tournois) et qu’il soit donc plus difficile de les recruter. Il faudrait également développer des outils de mesure qui soient davantage adaptés à des environnements externes (aux laboratoires) écologiques.

Il existe des FPS dans lesquels les joueurs ont des rôles particuliers. Or, plusieurs auteurs14 ont développé un outil permettant de désigner le meilleur poste / rôle dans le sport (handball) à partir du comportement du joueur en jeu, en associant aux postes des caractéristiques expertes différentes. Ce type d’étude pourrait être réalisé pour les FPS dans lesquels il existe des postes différents avec un objectif proche de celui des auteurs précédents.


H. Bessaa & S. Schwartz
Hamid.bessaagmail.com

Notes et références

1: Hoffman, R. (1996). How Can Expertise be Defined? Implications of Research From Cognitive Psychology. Exploring Expertise, 81-100

2: Latham, Patston, & Tippett (2013). The virtual brain: 30 years of video-game play and cognitive abilities. Frontiers in Psychology.

3: Rambush, Jakobsson, & Parman (2008). Exploring E-sports: A Case Study of Gameplay in Counter-strike. Proceedings of DiGRA 2007 Conference.

4: Paul, J.C., Adachi, M.A. & Willoughby, T. (2011). The Effect of Video Game Competition and Violence on Aggressive Behavior: Which Characteristic Has the Greatest Influence?.

5: Anderson, C.A., & Dill, K.E. (2000). Video Games and Aggressive Thoughts, Feelings, and Behavior in the Laboratory and in Life. Journal of Personality and Social Psychology, 78(4), 772-790.

6: Borusiak, P., Bouikidis, A., Liersch, R., & Russell, J.B. (2008). Cardiovascular effects in adolescents while they are playing video games: A potential health risk factor?. Psychophysiology, 45(2), 327-332.

7: King, D., Gradisar, M., Drummond, A., Lovato, N., Wessel, J., Micic, G., Douglas, P., & Defabbro, P. (in press, accepted 13.9.12). The impact of violent videogaming on adolescent sleep-wake activity. Journal of Sleep Research.

8 : Didierjean, Ferrari, & Cauzinille-Marmèche (2004). L'expertise cognitive au jeu d'échecs : quoi de neuf depuis De Groot (1946) ? L'année psychologique, 771-793.

9: Boot, Kramer, Simons, Fabiani, & Gratton (2008). The effects of video game playing on attention, memory, and executive control. Acta Psychologica 129,387-398.

10: Engl, Nacke (2012). Contextual influences on mobile player experience - A game user experience model. In press 11: Glass, Maddox, & Love (2013). Real-Time Strategy Game Training: Emergence of a Cognitive Flexibility Trait. PLoS8

12: Yannakakis, N. (2008). How to Model and Augment Player Satisfaction: A Review. WOCCI

13: Sweetser, & Wyeth (2005). GameFlow: A model for evaluating player enjoyment in games. ACM Computers in Entertainment, 1-24.

14: Dezman, Trninic, & Dizdar (2001). Expert Model of Decision-Making System for Efficient Orientation of Basketball Players to Positions and Roles in the Game - Empirical Verification. Coll. Antropol., 25, 141-152

Publié le 8 avril 2015 par Emmanuel Forsans
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