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Jeu vidéo, crise, usages et emploi

Un billet de Manuel Ruiz Dupont - Pixelacademia


Une crise est toujours le résultat d'un enchaînement d'éléments défavorables qui, une fois réunis, forment un contexte propice à la déstabilisation. Prenons l'exemple de la crise financière de 2010 : elle est le fruit de plusieurs facteurs, dont des produits financiers défectueux comme les subprimes, un excès de confiance dans le système bancaire et financier, ainsi qu'un besoin accru d'épargne face à une incertitude grandissante. Ces éléments combinés ont provoqué l'effondrement d'une partie du système financier mondial, entraînant une récession qui a touché de nombreux secteurs. Aujourd'hui, dans le secteur des jeux vidéo, nous sommes confrontés à une inflation du coût de la vie, à de nouveaux usages de consommation et à des produits inadaptés.

La crise qui frappe actuellement l'industrie du jeu vidéo est, de l'avis général, due aux investissements post-covid qui n'ont pas été rentables. Nous avons consommé énormément de produits ludiques pendant la pandémie, ce qui a entraîné d'importants investissements pour répondre à cette hausse de la demande. Cependant, dès que la situation est revenue à la normale, cette consommation a chuté. Cette chute a généré et génère encore de nombreux licenciements aux Etats-Unis, ainsi que la fermeture de studios de développement à travers le monde. Récemment, lors de la Gamescom, Tencent a expliqué qu'il existe désormais une "première ligue" de développeurs/éditeurs qui récoltent la plus grande part des ventes de jeux vidéo, suivie d'une "deuxième ligue" avec un pourcentage nettement inférieur, et enfin d'une "troisième division" qui se contente des miettes. Je pense que cette vision est probablement encore trop optimiste. En regardant les 15 000 jeux sortis sur Steam en 2023 et le manque de rentabilité de certains jeux exclusifs sur la marketplace d'Unreal Engine, on peut malheureusement penser que certaines équipes de première division passeront rapidement en deuxième ou troisième division (comprenez : licenciements ou fermeture pure et simple).

Cette crise pourrait sembler uniquement liée aux jeux vidéo, mais ce n'est pas le cas. Il y a une inflation du coût de la vie qui modifie nos comportements. Par exemple, nous achetons moins de voitures (de fortes rumeurs annoncent la fermeture d'une usine d'une marque automobile allemande en Allemagne), et certaines études notariales licencient ou ferment en France, ce qui aurait été impensable auparavant. Cependant, je tiens à apporter une nuance : il y aura toujours des développeurs qui réussiront très bien, car ils maîtrisent parfaitement les coûts de production et ont un produit phare ; des éditeurs qui gèrent efficacement la chaîne de distribution ; et il y aura toujours de petits développeurs capables de créer des succès avec peu de moyens.

Cependant, l'augmentation du coût de la vie n'est certainement pas le principal facteur de cette baisse de consommation. Les produits que nous proposons sont probablement en cause. Les derniers pics de consommation observés sont toujours liés à une technologie nouvelle. Par exemple, le passage de la 2D à la 3D a marqué une nouvelle ère de possibilités ludiques pour les jeux vidéo, avec des titres comme GTA III qui ont donné l'impression aux joueurs "qu'ils pouvaient tout faire". De même, les consoles Wii et 3DS ont soutenu le secteur pendant près de 10 ans, les MMO ont révolutionné le jeu vidéo, et les jeux sur téléphone portable ont connu un grand succès, générant plusieurs milliards de dollars pour certains éditeurs. Cependant, depuis 10 ans, nous stagnons. Il y a bien eu des essais avec les casques VR, mais cela ne décolle toujours pas. Peut-être que le jeu social InZOI, qui capture les expressions du joueur via la webcam et les projette sur son avatar, pourrait orienter les choses dans une nouvelle direction ?

Bien entendu, les jeux continuent de s'embellir et leurs scénarios gagnent en complexité. Les thèmes abordés s'ouvrent désormais à une gamme toujours plus variée de consommateurs. À titre d'exemple, on peut citer le jeu français Life is Strange, qui s'adresse à un segment de consommateurs très bien ciblé et qui a su répondre à leurs attentes. On peut également mentionner Red Dead Redemption, qui s'adresse à un large public tout en offrant plusieurs niveaux de lecture, notamment sur le thème de la place à trouver dans un monde en perpétuel changement. Ces deux jeux n'auraient pas pu voir le jour au début des années 2000, non seulement en raison de problèmes techniques, mais aussi en raison d'un manque de maturité ludique des joueurs, qui se contentaient globalement de jeux divertissants.

Le modèle économique pose également problème : les jeux par abonnement, les microtransactions et les achats simples suivis de mises à jour payantes. Tout cela oblige les développeurs à créer du contenu de qualité tout au long de la vie du jeu, ce qui est presque impossible à maintenir, même si les ventes sont au rendez-vous. Cela génère de la frustration chez les joueurs, qui sont toujours en quête de produits de plus en plus qualitatifs.

Les consommateurs sont toujours à la recherche de nouveautés ; cela me fait penser au modèle économique de certains grands éditeurs de jeux de cartes ou de plateau sur Kickstarter. Le concept est simple : le joueur achète un jeu qu'il recevra dans plusieurs mois, et peu de temps avant sa réception, il achète le futur jeu du même éditeur, qu'il recevra également dans plusieurs mois. À la réception du premier jeu, le joueur risque de ne pas être totalement séduit, mais cette éventuelle frustration est atténuée par l'excitation du prochain jeu qu'il vient d'acheter. Il ne faut pas voir de malice de la part de l'éditeur et je ne pense pas qu'il ait initialement choisi cette mécanique dans un but de tromperie. Cette situation met simplement en évidence le lien entre l'éventuelle frustration du joueur et son appétence pour la nouveauté.

Selon moi, l'usage du numérique constitue le dernier élément qui crée ce point de basculement. Les consommateurs aiment de plus en plus les stimulations multiples. Qui ne s'est jamais retrouvé à regarder une série ou un film tout en consultant son téléphone ? Cela est impossible lorsque vous jouez, mais réalisable si vous regardez un streammeur qui joue, de plus vous pouvez également discuter avec les autres abonnés de la chaîne. Oui, les joueurs jouent toujours, mais à moins de 10 jeux, pour des raisons que j'ai évoquées plus haut. Cependant, ils aiment aussi multiplier les stimulations. Cela peut sembler anecdotique, mais cette pratique s'impose avec le temps ; on préfère vivre l'expérience de jeu par procuration pour multiplier les interactions. À cela s'ajoute la volonté de chaque joueur de vivre sa propre courbe émotionnelle. Pour être clair, si le jeu ne convient pas au joueur, il y a un risque qu'il ne prenne pas le temps d'accepter et qu'il arrête de jouer.

Ce concept peut également se retrouver dans la musique. Un musicien mondialement connu expliquait récemment qu'il ne produisait plus d'albums, mais cherchait à produire un hit avec chaque chanson, car les consommateurs sélectionnent un ou deux titres de l'album en fonction de leurs goûts et les ajoutent à leur playlist, tandis que le reste des titres est totalement ignoré.

Tâche ardue que de créer un jeu qui réponde aux multiples problématiques évoquées dans cet article. On peut affirmer qu'auparavant, les joueurs consommaient principalement les jeux mis en avant par de grandes campagnes publicitaires. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Le pouvoir a basculé entre les mains des joueurs. Il n'est pas facile de trouver une solution simple, car les joueurs ont une idée très claire de ce qu'est ou n'est pas un jeu. Si la solution bouleverse cette idée, il faudra leur apprendre cette nouvelle forme de jeu tout en prenant en compte leurs réels désirs.

Cette crise met encore en avant la difficulté du secteur à se maintenir à flot dès qu'une crise apparaît. Par exemple, les studios indépendants (qui ne font pas partie d'un grand éditeur) ont souvent du mal à signer avec des éditeurs étrangers pour diverses raisons : coûts de développement parfois trop élevés, équipes de développement pas assez conséquentes, ce qui empêche de produire plusieurs jeux en parallèle, et enfin, une pseudo mauvaise réputation qui tend à s'estomper avec le temps.

Cela est problématique pour que notre pays reste compétitif en période de crise, car nous perdons en rayonnement culturel et avons du mal à nous imposer comme un pays solide pour le développement de jeux vidéo. Tout cela est dommage, mais le plus préoccupant reste les licenciements. Aujourd'hui, il est déjà convenu qu'une grande partie des métiers du jeu vidéo peut basculer dans l'animation, le cinéma, la publicité, mais aussi dans les secteurs des transports ou de la mode, notamment grâce à l'essor du temps réel ou, au minimum, à une transversalité des métiers et surtout des outils.

Manuel Ruiz DupontChose importante et relativement nouvelle : de nouveaux secteurs d'activité, comme les entreprises d'ingénierie et de construction, l'aérospatial ou encore l'urbanisme et l'aménagement du territoire, recherchent des compétences très proches de celles du jeu vidéo. Ils sont d'ailleurs en recherche active. Bien sûr, je ne sais pas si elles pourront absorber l'ensemble des licenciements de notre secteur. Pour conclure sur une note positive et avec une pointe d'humour, je pense que des temps glorieux nous attendent si nous parvenons à comprendre réellement les nouveaux usages du numérique, à proposer de nouvelles expériences de jeu et, enfin, à créer un lien simple avec les nouveaux secteurs d'activité.

Manuel Ruiz Dupont
Pixelacademia.com

Publié le 19 septembre 2024 par Emmanuel Forsans
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