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Crise des jeux vidéo, crise néo-libérale ?

par Alain Le Diberder


Alain Le Diberder24 000 licenciements en deux ans. La fermeture de plus d'une vingtaine de studios. Une réputation d'employeurs brutaux et misogynes. Un désastre en bourse. Le secteur des jeux vidéo, en Occident, va mal au moins depuis 2023. Est-ce la faute du contexte ? Est-ce la faute du secteur ? Il s'agit plus probablement de la crise de la façon dont le secteur s'inscrit dans son contexte. Cela mérite un petit détour. Quand une industrie culturelle apparait elle adopte les formes d'organisation économiques et juridiques dominantes à son époque. Ainsi l'industrie du cinéma se développe dans la période dite fordiste, alors que les jeux vidéo s'inscrivent dans le cadre ultérieur du néolibéralisme. Faire référence au contexte général dans lequel se forme une industrie culturelle est loin d'épuiser le sujet, mais c'est une simplification fertile qui permet de mieux comprendre certains traits de son destin. Et en particulier sa crise.

Le cinéma, enfant du fordisme

Le cinéma se développe comme industrie dans les années vingt, en même temps que Ford. Bien sûr il y avait du cinéma avant, mais après la première guerre mondiale l'industrie du cinéma change radicalement de modèle et de dimension. Le star system qui se met en place à Hollywood n'invente pas les stars, mais il invente bel et bien le système. De grandes entreprises se forment, les Majors, qui intègrent l'ensemble de la filière, de la gestion (salariée) des talents en amont à l'exploitation des salles, en aval. Le principe est le salariat et se développent immédiatement des syndicats puissants qui dialoguent avec les studios. Les grèves de techniciens, entre 1918 et 1921 conduiront à des organisations syndicales mieux organisées, avec une première amorce de convention collective en 1926. Ce modèle survivra à la dislocation progressive des studios après le Paramount consent decree de 1948, comme en témoignent ensuite les grandes grèves de 1960 (menée notamment par Ronald Reagan ! ) et celle de 2023. En matière financière la bourse ne joue pas un rôle central dans le fordisme. Ainsi la plupart des grands studios resteront à l'écart de la bourse jusqu'aux années soixante, à la seule exception de Paramount, cotée dès 1930. En revanche dans le modèle fordiste le marché national occupe une place centrale, et les exportations viennent en quelque sorte en plus. Le cinéma, même l'américain, s'y conforme et dans la plupart des pays on produit des films d'abord pour le marché national (on ne dit pas encore "local") et secondairement pour tenter de les exporter, essentiellement dans les pays voisins. Enfin le coeur sociologique du marché fordiste est composé de familles, surtout de familles stables de la classe moyenne. On va au cinéma en famille et on fait du cinéma pour les familles.

Le jeu vidéo, enfant du néolibéralisme.

Terme à terme on verra que le jeu vidéo se démarque du cinéma, mais il épouse en revanche les principaux traits du néolibéralisme qui se met en place à partir des année soixante-dix. Le marché du jeu vidéo nait en 1972, en pleine gloire de Nixon qui sera largement réélu cette année-là. Le premier zénith du secteur est atteint en 1981, quand Atari, filiale de Warner, apporte à sa maison mère les deux tiers de ses bénéfices. C'est aussi l'année de la prise de fonction de Ronald Reagan. Ce nouveau secteur se développe à partir d'entreprises petites ou moyennes. Atari est démantelée en 1984. Les Activision, Electronic Arts, Ubisoft, Infogrames, Lucas Arts qui naissent alors vont développer un modèle très différent de celui du cinéma. En cas de succès l'entreprise tombe dans les mains des fonds financiers qui dominent la période. Mais même dans ce cas elles prendront la forme d'une fédération où dominent de petites structures, et notamment les studios de développement. En 2024, Ubisoft, en grande difficultés, sera cependant à la tête de 29 studios juridiquement distincts. Il n'existait aucun syndicat dans les jeux vidéo jusqu'à une période très récente. La mentalité d'entrepreneur y sera affirmée haut et fort par des Bruno Bonnell (Infogrames) ou Yves Guillemot (Ubisoft) en France, mais aussi par Peter Molyneux au Royaume-Uni ou Trip Hawkins (Electronic Arts) aux Etats-Unis. Les patrons du jeu vidéo sont des "wunderboys" célébrés comme tels, des héros de l'investissement et de la prise de risque. Dans leur boite, à côté d'un baby-foot et d'une table de ping-pong, ils pratiquent une gestion du personnel brutale et, souvent, s'en vantent. Car les contraintes sur le personnel s'expliquent par celles du marché mondial. Les jeux vidéo en effet ont pris leur essor dans le cadre économique mondial d'un libre échange prévu pour durer. Contrairement au cinéma où l'exportation était une périphérie, elle est ici centrale. En ce qui concerne la création des programmes les jeux vidéo résisteront jusqu'au bout à l'idée de reconnaître des droits d'auteurs. Contrairement au cinéma où tant le régime du copyright américain que celui, européen, du droit d'auteur reconnaissent des droits patrimoniaux dévolus à des personnes physiques (réalisateurs, scénaristes, etc) le jeu vidéo ne reconnait que l'entreprise. Le ton était donné dès 1979 quand le patron d'Atari, Ray Kassar, traita ses programmeurs de "high strung prima dona" (cantatrices très nerveuses), après avoir expliqué à ceux qui voulaient être associés aux bénéfices des jeux à succès qu'ils n'étaient pas plus importants que les ouvriers qui mettaient les jeux dans des boites. Enfin, quand le cinéma fordiste s'adressait avant tout aux familles, les jeux vidéo néolibéraux ne connaissent que l'individu. Sega, c'est plus fort que toi, sera le slogan le plus célèbre des années quatre-vingt-dix.

La crise des jeux vidéo, crise néo-libérale

Que le secteur des jeux vidéo soit en crise est désormais manifeste. Le premier symptôme en est bien entendu la vague de licenciements qui touche depuis deux ans l'ensemble de la filière. Plus de 24000 licenciements en 2023 et 2024, sans compter les pertes d'emploi de personnels non-salariés chez les indépendants. Des dizaines de studios de développement ont fermé, y compris chez Microsoft, Electronic Arts, Sony et même Netflix. Il existe même avec gaminglayoffs.com un site consacré au sujet qui tient le compte des licenciements en temps réel.

Plus grave, le mode de gestion du personnel a été dénoncé par plusieurs livres, parmi lesquels on doit citer ceux de Jason Freier (Blood, Sweet and Pixels dès 2017 et Press Reset en 2021) parmi une douzaine d'autres. Des syndicats se sont créés en Grande-Bretagne, en Corée, aux Etats-Unis et en France où le Syndicat des Travailleurs du Jeu Vidéo (STJV), créé en septembre 2017, a appelé à une journée de grève nationale le 13 février 2025. Les bas salaires, la précarité des postes sont les principaux motifs, mais s'y ajoutent également les questions de harcèlement sexuel et plus largement de sexisme. En 2014 le "gamergate" avait révélé, derrière la déferlante de cyberharcèlement dont avait été victime la développeuse Zoe Quinn (son livre Crash override est paru en 2017), une culture misogyne violente non seulement à l'intérieur des entreprises de jeu vidéo mais aussi dans une partie du public. Des affaires, parfois sanctionnées par les tribunaux, ont terni la réputation d'entreprises comme Ubisoft, Quantic Dream ou Activision.

Le modèle d'emploi néo-libéral, un patron-star, des salaires faibles et une forte rotation du personnel n'est pas encore en voie de disparition en 2025, mais il est désormais condamné à s'amender. Les studios devront en effet gérer une pyramide des âges bousculée et sans doute inadéquate. Alors que le jeu vidéo virait traditionnellement les "vieux" (les plus de 40 ans), il s'est mis dans la crise à virer les jeunes. Et comme le secteur est, au moins en ce moment, moins attractif, certains studios, sans débutants et sans vétérans, risquent de devenir ces "couteaux sans manche auquel manque la lame" qu'évoquait Lichtenberg.

L'emploi n'est cependant pas le seul versant de la crise. Le marché global ne va pas bien, malgré les communiqués lénifiants des organisations professionnelles. Un rapport glaçant a été publié en janvier 2025 par le cabinet Epyllion dirigé par Matthew Ball. Le marché mondial des jeux vidéo, en monnaie constante, a baissé de 13% entre 2021 et 2024. La profession se rassure en mettant cette baisse sur le compte du covid, en espérant qu'il ne s'agisse que d'une pause de récupération après la forte croissance de 2020. Mais resterait à expliquer pourquoi seul le jeu vidéo est victime de ce tassement post-covid que l'on n'observe pas du tout pour les autres industries culturelles, livre, musique ou cinéma. Cette baisse masque en outre de profondes mutations internes. Les jeux sur mobile représentent désormais plus de 55% du total avec pour principaux bénéficiaires Apple et Google qui engrangent entre 20 et 30% des dépenses des consommateurs. Or le marché du mobile ne croit plus depuis plusieurs années. Les ventes, sur mobile comme sur PC ou consoles, se concentrent par ailleurs de plus en plus sur des licences dont certaines sont vieilles de plus de quinze ans. Mais la cause principale de la crise du marché est sans doute la surproduction de titres : en 2024 la plateforme Steam proposait plus de 100.000 titres, dont 19000 ajoutés la dernière année. Cela représente 365 nouveautés par semaine ! Il existe 264000 jeux vidéo mobiles sur le Google Playstore et 210000 sur celui d'Apple. Cette surproduction est typique d'un secteur qui ne maitrise pas son segment aval. La régulation du nombre de titre produits se faisait par les salles pour le cinéma fordiste, par les librairies pour l'édition. Mais les jeux vidéo ont toujours eu un problème de maitrise de leur segment aval. Ici les distributeurs, Apple, Google ou Steam ont tout intérêt à proposer le maximum de titres, le numérique ne posant plus de problème d'inventaire. Il n'est ni dans leur intérêt ni dans leur intention de faire remonter aux éditeurs l'information d'adapter le nombre de productions à la capacité d'absorption du marché. La seule régulation se fait donc principalement par la faillite.

Les marchés financiers, juges de paix du capitalisme néolibéral, ont alors tranché. Entre 2021 et début 2025, pendant que l'indice Nasdaq progressait de 34%, les actions des sociétés de jeux vidéo perdaient en moyenne 40%. La baisse a touché très durement des sociétés comme Unity (valeur divisée par 9) ou Ubi Soft (divisée par 5), mais n'a pas non plus épargné Tencent, Electronic Arts ou Roblox. Selon l'étude Epyllion déjà citée, un mouvement parallèle s'observe avec le retrait des venture capitalists. Entre 2021 et 2024 leurs investissements ont été divisés par deux.

Les jeux vidéo enfin ont pris leur essor dans un cadre économique mondial de libéralisation des marchés. Dès le départ les entrepreneurs expliquaient qu'ils avaient en tête le marché mondial et qu'il n'existait pas de salut hors de l'exportation. Les temps cependant changent et même si le néoprotectionnisme qui s'annonce ne les touche pas encore, les jeux vidéo ne resteront peut-être pas longtemps à l'abri des droits de douanes et des "protections non-tarifaires".

Perspectives

Il est trop tôt pour affirmer que le néolibéralisme, dans son ensemble, est en crise. Mais en son sein les jeux vidéo ont sûrement poussé le curseur néolibéral un cran trop loin au moins dans deux domaines. Le premier est évidemment la gestion des "ressources humaines". Le second est la confiance collective dans la régulation du volume de production par le marché. Bien sûr on n'imagine pas la mise en place d'une structure publique qui décrèterait combien de titres doivent être produits. Mais si la structure de marché actuelle perdure, les dégâts seront considérables. La dure loi du darwinisme du marché est salutaire, diront les économistes de salon. Il est cependant évident que son résultat épargnera l'oligopole d'Apple, Google ou Microsoft, mais sera impitoyable non seulement envers les indépendants mais également envers les éditeurs traditionnels, pour ne pas parler des femmes et des hommes qui inventent et codent des jeux vidéo par passion.

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Publié le 13 février 2025 par Emmanuel Forsans
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