L'enseignement du Game Design
Rencontre avec Manuel Ruiz Dupont
Rencontre avec Manuel Ruiz Dupont, fondateur du collectif Freegamer, gérant du studio de jeux vidéo Dehongames, professeur de Game Design et auteur / concepteur de jeux vidéo.
AFJV : Bonjour Manuel. Comment avez-vous intégré le domaine des jeux vidéo ?
Manuel Ruiz Dupont : J'ai commencé en 1995, il suffisait de bien maîtriser 3DS4 et un soft 2D, faire une démo technique et de l'envoyer aux entreprises de développement. Ce que je veux dire, c'est qu'il y avait plus d'offres que de demandes. Mon tout premier poste était graphiste 2D sur le logiciel Animator pro.
Comment êtes-vous devenu professeur de game design ?
En 2001, peu après l'explosion de la bulle internet, qui a affecté l'industrie du jeu vidéo, et juste avant la sortie de la DS en 2005. Je me suis retrouvé avec moins de clients et toujours avec cette envie insatiable de faire du game design. Je me suis souvenu qu'en 1999 j'avais donné des cours de 3d temps réel et que j'avais vraiment apprécié. J'avais déjà réalisé une petite dizaine de jeux, soit comme level designer ou game designer et je me suis dit " tiens, pourquoi ne pas proposer des cours de game design à des écoles privées ou universités ? ".
Depuis 2001 vous vous consacrez uniquement à l'enseignement du GD ?
Non, j'ai continué à travailler en freelance et, actuellement, je suis gérant de Dehongames, une petite entreprise qui développe des jeux et fait du consulting auprès de petits éditeurs pour les aider à définir les mécaniques de jeux selon leur budget, la plateforme de distribution et le marché.
Où enseignez-vous ?
J'enseigne dans différentes écoles. Dans chacune j'aborde le game design selon un aspect différent : une approche " esthétique " (perception, beau, sens) du media à l'université Montpellier 3, département des arts plastiques, une approche auteur pour les Beaux-Arts d'Amiens (Waide-Somme) et une approche réalisateur à Supinfogame.
Comment définiriez-vous le game design ?
Il y a autant d'avis que de game designers multipliés par le nombre d'entreprises de développement de jeux vidéo. Si l'on prend les deux extrêmes, d'un côté on a le game designer qui est la personne qui définit les règles donc le système du jeu et, de l'autre côté, le game designer est le réalisateur du jeu. Entre ces deux extrêmes, je pense que tout le monde trouvera sa propre réponse.
Par contre, il y a bien consensus sur le profil du game designer : c'est quelqu'un de polyvalent, sachant parler à tous les corps du métier, quelqu'un de théorique et technique à la fois et qui aime communiquer.
Comment se former au game design ?
Cela dépend du but pédagogique de l'établissement et de la définition qu'il a choisi de donner au game design. Il y a toujours un tronc commun aux écoles orientées métier.
En premier lieu, on démystifie certaines choses concernant le métier de développeur et, par conséquent, de game designer. Par exemple, on enseigne que l'éditeur a toujours un cahier des charges définissant le type jeu qu'il veut faire, qu'il est rare que le développeur dise " on va faire tel jeu pour tel budget et telle date ". En effet, l'éditeur a une ligne éditoriale, une cible, comme dans la presse spécialisée. Les intérêts semblent parfois s'opposer et il faut être capable de le comprendre pour ensuite tenter de les faire converger.
Puis on tente de leur faire prendre du recul sur le jeu. Par exemple, on explique que le concept " on peut tout faire " en game design se traduit par " on va donner l'impression qu'on peut tout faire " et que cela implique des concepts très connus des GD : la variance et la variété.
Une fois qu'ils ont ce recul, qu'ils ont mis des mots sur des concepts, ils sont en mesure de " jouer " avec ces concepts ou mécaniques de jeu d'après des exercices imposés, qu'ils soient pratiques ou théoriques.
Et enfin, on leur demande de définir et de développer une maquette de jeu, donc de bien choisir les mécaniques de celui-ci selon les moyens dont ils disposent et surtout de rester simple afin d'éviter de créer une usine à gaz.
En quoi consiste un cours ?
Il y a plusieurs types de cours : créatifs, techniques et, parfois, certains mêlent les deux. Globalement, tous tournent autour du même principe : " je veux donner telle chose au joueur ou lui dire ceci, ou lui faire ressentir cela, et comment y parvenir ? ", en cinq mots la grammaire du jeu vidéo.
Peut-on vraiment parler de grammaire du jeu vidéo ?
Qu'on le veuille ou non, on n'a pas le choix, il y aura toujours une interprétation similaire des joueurs d'un même système et d'un même game play.
Qu'on l'appelle grammaire aujourd'hui ou bien système dans les années 90, ou encore règles avant l'informatique, lorsqu'on jouait à chat perché ou aux billes, tous ces termes parlent de la même chose.
Grammaire ou système, est-ce défini, écrit ?
Non, pas vraiment. Dans le métier, on se plait à dire qu'on est à la préhistoire de ce media, s'inspirant fortement des schémas préétablis par les autres medias, par mimétisme, pour raconter une histoire ou distraire le joueur. Pourtant, dès qu'on s'en éloigne, on peut appeler plus d'imaginaire et procurer au joueur de nouvelles expériences de jeu. En contrepartie, on lui demande une implication différente par rapport aux autres media.
Votre enseignement prend en compte ce point de vue ?
Mon enseignement tente de prendre en compte l'évolution du jeu, car il y a un public grandissant pour toute les approches du jeu, que ce soit pour les jeux " classiques ", les expériences interactive ou encore l'utilisation du jeu comme moyen d'expression. Après, chaque approche a une résonance plus ou moins forte et est plus ou moins bien perçue par le public. Aujourd'hui, grâce à l'évolution des moteurs de jeu, on est passé de " comment le faire " à " quoi faire ". Bien sûr, une fois que les bases sont acquises, ce qui n'est pas si simple, c'est là que le véritable travail commence : dans l'accompagnement de l'expérimentation d'agencement des mécaniques du jeu et de leur sens. Cela permet aux élèves de réellement mieux saisir les mécaniques usuelles et d'en découvrir de nouvelles pour créer leur propre grammaire.
Comment les étudiants réagissent-ils à cette approche du game design ?
Les étudiants aiment avoir une vision claire de l'idée qu'ont les professeurs à propos du Game Design, même si, parfois, certains points abordés ne peuvent être réellement compris qu'après avoir développé plusieurs jeux. La question n'est pas de savoir si un prof à tort ou à raison mais de chercher à comprendre et à respecter son point de vue, comme celui des autres professeurs, d'ailleurs, et de se faire sa propre idée, car c'est bien leur propre idée du Game Design qui fera leur spécificité dans le monde professionnel.
Le profil des élèves intégrant ces écoles a-t-il changé depuis 10 ans ?
Ce sont toujours des gens passionnés, créatifs et qui n'ont pas peur de la technique. Ils ont suivi des formations artistiques ou techniques, parfois les deux. Après, le changement le plus notable est qu'il y a moins de hardcore gamers mais, si on regarde leurs travaux de fin d'année, même s'ils ont implémenté les nouvelles plateformes et outils de production, il y a toujours des projets très concept et d'autres plus orientés joueur.
Est-il nécessaire d'intégrer une école pour devenir game designer ?
Étudier le game design dans une école permet de gagner du temps, de se faire un réseau et, bien sûr, de savoir si on veut vraiment en faire son métier.
Ces formations sont-elles reconnues par les professionnels ?
Oui. Il suffit de regarder les offres d'emploi : beaucoup demandent d'avoir fait une école. Les écoles forment les futurs professionnels, des gens fortement sensibilisés à des problématiques de développement telles que la définition des ambitions du jeu en fonction des moyens en présence, le travail en équipe, les imbrications des éléments qui constituent un jeu ou encore l'aptitude à modifier correctement le produit si un problème technique, humain ou budgétaire apparaît.
Tous les élèves deviennent-ils Game Designer ?
Bien sûr que non. Le Game Design est un métier relativement artistique et, comme tous ces métiers, le facteur chance est important. Après, si vous travaillez beaucoup et que vous vous intéressez à pas mal de choses, vous augmentez vos chances. Aujourd'hui, avec 10 ans de recul, certains anciens élèves ont des carrières impressionnantes dans le jeu vidéo et d'autres ont changé de métier.
Qu'appréciez-vous particulièrement dans l'enseignement ?
Transmettre, conceptualiser mais, surtout, débattre et même parfois déclencher volontairement ou involontairement des joutes verbales avec 20 futurs Game Designers à propos de ce media.
L'enseignement du Game Design a-t-il évolué au cours des dix dernières années ?
Oui, notamment dans sa forme avec l'apparition des normes ISO et des applications du jeu dans la vie de tous les jours. Je pense à la gamefication ou encore aux serious games qui nécessitent de prendre plus de temps lorsqu'on aborde certains aspects du jeu. Sinon, dans le fond, pas totalement. Il y a toujours une base de cet enseignement qui est étroitement liée aux principes des jeux de plateau, à une mise en scène plus ou moins justifiée et à un game play au rythme maîtrisé.
A votre avis, comment l'enseignement et le métier de Game Designer vont-il évoluer ?
A court terme, le métier de GD doit, bien sûr, intégrer rapidement les nouveaux standards de mode de consommation du jeu comme le freetoplay, les périphériques tels que le psmove, kinect ou inputs comme ceux de la PSP Vita. Mais aussi d'être capable de penser un jeu qui va tourner sur X plateformes connectées entre elles.
A moyen terme, l'émergence de nouveaux marchés (Inde, Asie) qui fonctionnent sur des codes et exigences que nous ne maîtrisons pas, implique que nous devons les apprendre pour " jouer " avec ces nouveaux joueurs. Et l'ouverture d'un " marché " qui demandera au jeu autre chose que son aspect ludique ou distractif.
Et enfin, à long terme, l'évolution technologique changera profondément le métier car, aujourd'hui, on construit un jeu vidéo sur le principe du " si donc alors ". Tant que cette règle demeurera intransgressible, le jeu vidéo et son enseignement évolueront mais ne pourront pas réellement muter.
Pour moi, et cela reste un avis, la seule chose qui peut vraiment faire passer le jeu du stade de " l'usine à gaz " à objets réellement uniques, c'est l'IA. Elle nous permettra de sortir des arborescences complexes ou des calculs de probabilités orientées, bref, que le jeu joue réellement avec le joueur.
Un dernier mot pour la fin ?
D'avoir la tête dans les nuages et les pieds bien ancrés dans la technique ! Et bien sûr de bien gérer la partie métier et la passion.
Profil LinkedIn de Manuel Ruiz Dupont : www.linkedin.com/pub/ruiz-dupont-manuel/4/3/424