
L'Intelligence Artificielle ("IA") dans la production d'image, et son enseignement trois ans après
Par Manuel Ruiz Dupont - Pixelacademia
Pratiquement trois ans se sont écoulés depuis mon premier texte sur le développement et l'IA. Mais contrairement à ce premier écrit, je vais aborder ici le sujet sous un angle plus général, en parlant également de ses usages et de son business. Il m'est plus facile de traiter du "mouvement" de l'IA tant que celui-ci est encore en cours.
Image : Illustration réalisée avec LTX pour la création du personnage, puis stylisée avec Krea afin de passer du réalisme au dessin 2D. Elle a ensuite été animée avec Runway.
L'impact de l'IA sur l'emploi est déjà visible : à l'échelle mondiale, on constate une baisse de 50 à 70 % des postes de programmeur junior[1]. Cette diminution s'explique en grande partie par le fait que certaines tâches qui leur étaient confiées sont désormais réalisées par des intelligences artificielles.
Parallèlement, on observe des rémunérations pouvant atteindre des centaines de millions d'euros par an pour certains "gourous" de l'IA (estimés entre 20 et 100 individus dans le monde), alors que l'on compte environ 8 000 codeurs spécialisés en IA, principalement chez les pure players (OpenAI, Anthropic…).
De nouveaux métiers émergent déjà, souvent comme une extension de professions existantes, par exemple en cybersécurité ou en architecture intégrant l'IA, et représentent globalement 1,2 million de postes dans le monde.
Dans le domaine artistique, aucun bouleversement majeur n'est encore constaté : on ne trouve pas de professionnels vivant exclusivement de métiers comme "concept artiste IA" ou "modeleur IA".
Cependant, les changements sont déjà présents. L'IA est utilisée dans les productions, et plusieurs études prévoient que 20 % des métiers de la production pourraient évoluer dès 2026 sous son influence[2].
Cette évolution est due à la tech, mais dresser aujourd'hui un état de l'art de l'IA devient de plus en plus complexe, tant les nouveautés se succèdent à un rythme effréné.
D'un côté, il y a ce que j'appelle les logiciels d'IA "jouets", dont le business plan repose surtout sur du rêve et la vente d'abonnements. Ils communiquent avec des vidéos démo et des pseudo-tests relayés par des influenceurs de l'IA, publiés sur tous les réseaux sociaux (de TikTok à LinkedIn).
De l'autre côté, on trouve les outils professionnels, souvent des versions réellement techniques de ces "jouets" (avec davantage de paramètres). Mais pour les utiliser, il faut installer l'IA en local sur un PC et passer par une interface type ComfyUI. Un nouveau problème surgit alors : il faut être véritablement expert en Python et investir énormément de temps avant d'obtenir un résultat satisfaisant. En pratique, il faut tester plusieurs outils pour trouver celui qui correspond réellement à ses attentes.

Voici un exemple que j'ai réalisé pour une série d'animation (20 minutes produites), où j'ai combiné plusieurs IA, en local et sur navigateur. On peut ainsi parvenir à un résultat presque good enough.
Cela dit, certaines IA fonctionnent très bien, comme celle intégrée à Photoshop et, plus largement, la suite Adobe. La qualité des résultats constitue, même pour les plus exigeants, un point de départ solide permettant de gagner un temps précieux. Mais son atout majeur reste sa simplicité d'accès : une interface intuitive, fidèle au langage visuel classique.
On peut aussi citer Long Animation, un logiciel d'IA capable de coloriser des séquences entières pour les films d'animation, ou encore les IA musicales qui assistent les créateurs. L'exemple le plus connu reste The Velvet Sundown, un groupe ayant rencontré un réel succès en utilisant ces technologies de création musicale de manière sérieuse.
L'IA, associée aux outils traditionnels, offre déjà des solutions impressionnantes, notamment pour la création d'environnements en combinant la photogrammétrie gaussienne et Unreal Engine.
Autre cas marquant : le film The Eternaut sur Netflix, qui a communiqué sur l'utilisation d'un seul effet spécial réalisé avec de l'IA, en affirmant que le faire autrement aurait coûté plus cher. Cela est sans doute vrai, mais cela ressemble aussi à un argument marketing destiné à faire parler du film.
Quoi qu'il en soit, dans certains cas, la création d'effets spéciaux ou le recours à l'IA tout au long d'un développement est déjà une réalité. Mais ne rêvons pas : il faut encore bien souvent retravailler le résultat "à la main".
Vous l'aurez compris : la liste est très longue, entre les nouveaux outils déjà disponibles et leurs usages plus ou moins assumés… et elle ne cesse de s'allonger.
On peut citer, par exemple, le cas de Disney, qui avait envisagé, pour la version live-action de Moana, d'utiliser une doublure physique sur laquelle serait superposé le visage de Dwayne Johnson grâce à une technologie de deepfake. Finalement, cette approche a été abandonnée à la suite de longues négociations juridiques, de pressions syndicales (SAG-AFTRA, scénaristes, acteurs) et de craintes liées à l'image de marque vis-à-vis du public, avant même qu'un véritable test spectateur ne soit mené.
En résumé, il ne s'agissait pas d'un rejet direct du public, mais plutôt d'une anticipation d'un possible backlash.
La perception de l'IA dans la production varie d'ailleurs selon les régions : en Asie, elle est plus facilement acceptée ; en Europe, elle suscite davantage de rejet ; et aux Etats-Unis, elle oscille entre prudence et fascination.
Quant aux diffuseurs, Netflix vient de publier ses directives de production pour l'IA générative.
Globalement, cela se résume à : autoriser l'usage en préproduction et s'assurer de détenir les droits sur tout ce qui est produit.
À mon sens, ces directives ont surtout pour objectif d'éviter une grève qui paralyserait la création de contenu.
Je doute que cela tienne longtemps, même si toutes les plateformes américaines de streaming se coordonnent, car freiner une technologie est loin d'être évident à l'échelle mondiale - d'autant plus que les prochains outils d'IA vont déjà à l'encontre des premières directives énoncées par une plateforme de streaming.
Les nouvelles promesses de l'IA continuent cependant de faire rêver. Prenons par exemple cette technologie capable de faire tourner un personnage sur 360°, laissant penser qu'avec un logiciel de photogrammétrie, il serait possible de générer un volume complet. J'ai pris le temps de la tester en local : le résultat est, pour l'instant, inexploitable.
Nous entrons ensuite dans ce qui flirte avec la science-fiction. Aujourd'hui, certaines personnes triées sur le volet peuvent accéder à une IA (genie 3) capable de créer un mini "jeu vidéo" à partir d'un simple prompt. Je n'ai pas eu l'occasion de la tester, mais c'est la première technologie qui, je l'avoue, m'inspire une véritable inquiétude.
Enfin, bienvenue dans Matrix. Une IA développée en Chine permet désormais de se déplacer librement à l'intérieur d'une vidéo. Pour être honnête, n'étant pas réalisateur, je ne sais pas dans quelle mesure cela est réellement utile. Mais nous nous rapprochons clairement d'une nouvelle génération d'édition vidéo, où il sera possible de modifier un personnage, la lumière, des éléments entiers du décor et, bien sûr, la caméra elle-même.
Le business de l'IA, quant à lui, ne cesse de croître malgré un taux élevé d'échec parmi les start-up et une baisse des financements à l'échelle mondiale. De nouvelles entreprises continuent d'émerger, comme Fable, avec son projet Showrunner en partenariat avec Amazon. Ce service permettra (Inscription via Discord) à chacun de créer ses propres films grâce à l'IA, puis de les diffuser sur une plateforme semblable à Netflix, avec un partage des revenus inspiré du modèle de Fortnite.
Tencent investit massivement dans l'IA : au premier trimestre 2025, ses investissements ont atteint 3,58 milliards d'euros. De son côté, le groupe Skydance Media, très intéressé par la production et l'utilisation de l'IA, a racheté Paramount Global. Parallèlement, Disney et Universal ont lancé un procès contre Midjourney, dénonçant l'usage non autorisé de leurs contenus pour l'entraînement et l'exploitation de modèles d'IA. Le scénario le plus probable reste toutefois la signature d'un accord à l'amiable.
Autrement dit, pour les majors de l'industrie, l'utilisation massive de l'IA est déjà actée à court terme. Elle influencera directement le choix des productions et des développements.
Nos usages, eux aussi, ont profondément changé, notamment avec ChatGPT, devenu pour beaucoup un moteur de recherche plus performant que Google (dont le trafic a chuté de 10 %, une première depuis dix ans). Chatgpt est utilisé par un public extrêmement large, allant du retraité octogénaire passionné de cuisine (qui ne consulte plus les sites de recettes à cause de la publicité envahissante) à l'employé de bureau qui s'en sert quotidiennement pour reformuler ou corriger ses comptes rendus.
Nous vivons déjà dans un "futur 2.0", où nous sommes passés du "si c'est sur Internet, c'est vrai" à "tout est faux", même lorsqu'une information provient d'un média dit sérieux. En effet, un nouveau doute s'installe : l'information peut avoir été rédigée par une IA ou simplement validée par elle, ce qui revient finalement au même.
Ajoutons à cela un climat global où le mensonge gagne du terrain à l'échelle mondiale : nos esprits deviennent de plus en plus méfiants face à toute information… ou ouverts à l'idée qu'il puisse exister plusieurs vérités, qu'il s'agisse d'actualité, de science ou même d'enseignement.
La formation est elle aussi déjà transformée par l'IA. On trouve désormais des programmes proposant - ou intégrant - la personnalisation de l'apprentissage, un feedback instantané et interactif, ainsi que des simulations et mises en situation. Pour certains métiers, cela peut s'avérer très efficace. Mais pour d'autres, notamment ceux liés à l'artistique, je reste plus sceptique.
En revanche, pour ce qui concerne la préparation de supports de cours, l'IA, et en particulier ChatGPT, peut rendre le processus presque ludique, à condition de bien maîtriser son domaine. On y gagne surtout du temps, notamment sur la partie rédaction.
Pour les nouveaux apprenants de nos métiers, je préconise l'exact inverse de la promesse "magique" de l'IA - à savoir, prétendre obtenir rapidement des résultats impressionnants avec très peu de connaissances. Ce qu'il faut au contraire encourager, c'est la culture de l'effort et du sens critique et le contact humain pendant l'apprentissage.
Pour conclure, les outils d'IA ne sont pas encore pleinement adaptés à nos chaînes de production, du moins si l'on continue à produire comme on l'a toujours fait ou si l'on souhaite obtenir exactement le même résultat qu'avant. Mais le changement est déjà en marche, tant dans le développement que dans l'acceptation par le public.
Ces évolutions vont continuer encore plusieurs années. Elles seront guidées par notre mode de consommation, qui, lui aussi, ne cesse de se transformer.
À la relecture de ce texte, on pourrait ressentir une certaine tonalité négative. Mais cela tient surtout au fait que la transformation liée à l'IA n'est pas encore pleinement réalisée. Pour l'instant, nous percevons surtout ses effets négatifs et très peu de ses apports positifs. Tant que nous ne serons pas réellement habitués à travailler avec l'IA, les choses continueront d'évoluer. Nous nous trouvons cependant à un palier technologique : l'IA actuelle ne va pas connaître une croissance exponentielle de sa puissance comme ce fut le cas ces dernières années[3], ce qui laisse le temps aux usages, aux métiers et aux pratiques de s'adapter.
Manuel Ruiz Dupont
Gérant - pixelacademia.com