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Développer un jeu vidéo, combien ça coûte aujourd'hui ?

Nous avons entrainer un modèle pour estimer le budget de 100 000 jeux. Voici ce que nous avons trouvé. Par HushCrasher


Même dans une industrie créative, l'argent est le nerf de la guerre. Comprendre les coûts de développement est essentiel pour comprendre la dynamique du marché-des tendances macro aux comportements des acteurs de l'industrie.

Sauf que les données des budgets sont quasi impossibles à avoir. Tout le monde adore parler des volumes de ventes (surtout quand elles permettent de montrer un succès commercial). Il existe même des modèles bien connus pour prédire les ventes à partir du nombre d'avis Steam. En revanche, les budgets nécessaires pour faire ces même jeux restent toujours la grande inconnue de l'équation. Pas de base de données, très peu d'annonces publiques. [1] On a surtout des rumeurs et des estimations à la grosse louche.

On comprends pourquoi ce sujet passionne autant les joueurs que les professionnels.

Les joueurs adorent enquêter sur ces chiffres sur les forums et subreddits : ils aiment juger le ratio valeur/coût d'un jeu et comparer les dépenses requises pour chaque jeu.

Quant aux professionnels (studios, éditeurs, investisseurs), ils cherchent tous des benchmarks. "Comment les autres studios comme nous s'en sortent ?", "Quels genres sont les plus coûteux à développer ?".

Bref, tout le monde veut savoir. Mais personne ne sait. Pour l'anecdote, c'est précisément ce sujet qui nous a poussé à créer HushCrasher il y a un an. Fidèles à nous-même, nous avons utilisé la data science pour prédire le budget des jeux sur Steam. Voici nos résultats.

80% des jeux vidéo ont un budget inférieur à 1M$

Construction d'un modèle de prédiction des budgets

D'où viennent nos données ? La question est légitime : trouver des chiffres fiables de budget est extrêmement difficile. Les sources sont éparses, les journalistes relayent des estimations approximatives, et la moitié du temps il est impossible de savoir si le marketing est inclus ou non (ce qui peut doubler le budget total pour un AAA).

Cet article fait partie de notre série Budget 101, où nous analysons les coûts de développement des jeux. Subscribe to keep up !

Mais on ne s'est pas arrêtés là. Nous avons passé des semaines à fouiller dans des archives web, articles, leaks, post-mortems, forums. Nous avons aussi contacté des professionnels du secteur, qui ont accepté de partager leurs données financières de manière confidentielle.

Mais ce n'était pas suffisant. Notre base de données n'était pas assez fournie pour en tirer directement des conclusions sur l'industrie. En revanche, elle l'était suffisamment pour entraîner un modèle de machine learning capable d'estimer le budget de chaque jeu disponible sur Steam.

Pour maximiser la précision, nous avons alimenté le modèle avec des variables prédictives des coûts. Sans dévoiler notre "sauce secrète", voici quelques ingrédients clés : longueur des crédits, expérience du studio et de l'éditeur, diversité des métiers, langues supportées, et des dizaines d'autres indicateurs.

Pour une tâche aussi complexe, le modèle s'en sort très bien : il prédit le budget réel avec une marge d'erreur moyenne de 10 % pour l'instant. [2]

Au total, nous obtenons des estimations de budget pour environ 100 000 jeux sur Steam. Dans cet article, nous nous concentrons sur la période 2022-2025 et excluons les jeux avec moins de 10 avis Steam. Ça nous donne 19 634 jeux.

Nous devons beaucoup aux développeurs qui ont partagé leurs chiffres. Si vous souhaitez contribuer à une meilleure compréhension de l'industrie, apportez votre pierre à l'édifice : partagez-nous le budget de votre jeu ici. La sécurité avant tout : vos données sont protégées par un NDA, elles ne seront jamais partagées ni revendues.

Dis-moi ton scope, je te dirai combien tu vas dépenser

De AA à AAA : un budget dix fois supérieur

Si vous ne connaissez pas encore les labels "Midi" et "Kei", on vous invite à jeter un oeil à notre article précédent, où nous expliquons pourquoi la catégorisation classique (indie, III, AA, AAA) est défectueuse, et pourquoi nous en avons dû en créer une autre pour mieux parler de chaque catégorie de scope de jeu.

Les développeurs de jeux "Kei" savent clairement maintenir les coûts très bas - la moitié d'entre eux dépensent moins de 65 000 dollars. Cela reflète surtout le coût de la vie et la localisation des développeurs. Braid, par exemple, a coûté 200 000 dollars parce que son créateur Jonathan Blow "ne voulait pas vivre dans une cabane quelque part". À l'inverse, Eldritch (FPS lovecraftien de 2013) n'a coûté que 22 000 dollars. Son développeur David Pittman explique que "le principal coût […] venait de mes propres dépenses de subsistance".

Pour les jeux "Midi", la boîte à moustaches pourrait donner l'impression qu'ils cotoient les Kei, mais c'est une illusion : l'overlap ne concerne que les valeurs extrêmes. C'est la médiane qu'il faut regarder : développer un jeu Midi coûte en réalité 14 fois plus que développer un Kei.

En augmentant le scope, les coûts montent vite. Par exemple, "Thimbleweed Park" - un point-and-click sorti en 2017 - aurait coûté pas moins d'un million de dollars selon Ron Gilbert.

Passer d'un scope à un autre augmente les dépenses de manière exponentielle : le budget médian d'un AA est 33 fois celui d'un Midi, et celui d'un AAA est 10 fois celui d'un AA. Avec la complexité croissante des jeux, ce n'est pas surprenant que "Black Ops Cold War" ait coûté 700 M$, soit presque 9 fois les 82 M$ nécessaires à "Spider-Man : Miles Morales". [3] Les AAA rivalisent désormais pleinement avec les plus gros blockbusters du cinéma américain - voire les dépassent largement.

Guerre des machines

Unity détient 60 % des parts de marché pour les jeux dont le budget est inférieur à 10 millions de dollars

Il est fascinant de voir que Godot est l'un des plus gros concurrents de Unity pour les jeux à petit budget (< 100 000 $). C'est David - l'outil open source - contre Goliath, le logiciel financé à coups de milliards. Evidemment, Godot a été boosté par la crise de confiance de 2023, lorsque Unity a changé son modèle tarifaire. Même si la décision a été annulée un an plus tard, le lien de confiance a été brisé durablement. Résultat : Godot est désormais en passe de dépasser GameMaker.

Pour Unreal, le cliché selon lequel il est surtout utilisé pour les gros projets reste vrai. Des succès de jeux Kei comme "Manor Lords" finiront peut-être par nuancer cette perception. En tout cas aujourd'hui, Unreal domine les jeux à gros budget, avec plus de la moitié du marché.

Le plus frappant est de voir que le véritable challenger de Unity et Unreal se trouve dans la catégorie "Autres". Pour les petits projets, cela regroupe une multitude de moteurs open source ou sur mesure. À l'autre extrême, "Autres" désigne surtout les moteurs internes propriétaires : Rage (Rockstar), Creation Engine (Bethesda-même s'ils sont passés à Unreal pour le remaster d'Oblivion), ou le très impressionnant Decima Engine de Guerrilla Games.

Le coût de la liberté (créative)

Travailler avec un éditeur est moins fréquent qu'on pourrait le croire : seuls 23 % des développeurs le font. Et lorsqu'ils le font, ça n'a pas qu'un impact sur l'origine (externe avec un éditeur) des financements. Cela se traduit aussi par un budget de développement multiplié par 3 à 4 en moyenne.

La plupart des jeux sont auto-édités, et seule la moitié d'entre eux disposent d'un budget supérieur à 100 000 dollars. Ce chiffre passe à 3 sur 4 lorsqu'ils sont soutenus par un éditeur.

Plusieurs explications sont possibles :

  • Le saut de dépenses ne reflète pas seulement un scope plus élevé : l'argent de l'éditeur peut être utilisé moins efficacement que l'argent du développeur-c'est un problème classique de "principal-agent". [4]
  • Cela peut aussi refléter les coûts additionnels inhérents à une relation professionnelle (réunions, reporting, justification de retards, etc.).
  • Ou, plus simplement, cela peut être l'investissement nécessaire pour atteindre un niveau de qualité plus élevé. Est-ce que cela conduit réellement à de meilleurs résultats commerciaux ? À voir. Nous croiserons les données avec les performances commerciales. Comptez sur nous pour revenir dessus.

2D contre 3D : un fossé de prix ?

Faire un jeu 3D était autrefois inaccessible pour les petites équipes, mais ce n'est plus le cas. On observe désormais des jeux 3D à tous les niveaux de budget, du survival horror PSX Kei aux AAA photoréalistes.

La différence moyenne (les jeux 3D coûtent 16 fois plus cher ! ) s'explique surtout par le fait que les jeux 2D dépassent rarement le million de dollars de budget.

En moyenne, les jeux en 3D ont un budget 16 fois supérieur à celui des jeux en 2D.

Multijoueurs : un business à plusieurs millions

Les jeux multijoueurs franchissent bien plus souvent la barre du million. Ils ne représentent que 16 % de tous les jeux, mais constituent la moitié du marché des budgets supérieurs à 10 M$. Cela illustre à quel point les jeux "Singleplayer" deviennent rares chez les gros studios.

Les jeux multijoueurs sont deux fois plus susceptibles que les jeux solo de coûter plus d'un million de dollars.

Conclusion

Ce panorama donne une image de l'état actuel des budgets. Mais pour comprendre complètement le sujet, plusieurs pistes restent à explorer.

Premièrement, comment ces budgets ont-ils évolué dans le temps ? Ont-ils vraiment explosé, comme on l'entend partout ? Et cela concerne-t-il toutes les catégories ou seulement certains types de jeux ?

Deuxièmement, au-delà des corrélations, il faut comprendre comment les choix créatifs et techniques influencent les coûts. Combien augmente le budget lorsqu'on passe de 2D à 3D ? Combien coûte réellement un membre supplémentaire dans une équipe ? Le coût marginal d'un développeur est-il stable lorsque le projet grossit ?

Enfin, les budgets varient énormément selon les pays. Regarder ces chiffres à la lumière de la localisation des équipes pourrait être particulièrement instructif.

Autant de questions qui méritent un traitement approfondi, et qui feront peut-être l'objet de nos prochains articles. Abonnez-vous pour rester informés.

Notes et références

[1] : Le silence des développeurs concernant les budgets est assez compréhensible. D'abord, personne n'aime être publiquement jugé sur son efficacité, surtout dans un secteur créatif. On ne fabrique pas des pièces sur une chaîne de production ici : pour un même scope, les coûts peuvent varier énormément, car le processus créatif est par nature chaotique et imprévisible. Ensuite, il est souvent difficile pour les petites équipes (souvent avec peu/pas de formation business) de suivre précisément tous les aspects budgétaires. Pour les développeurs de jeux Kei qui se paient sur leurs économies, la notion même de "budget" peut sembler dénuée de sens. Enfin, et cela va de soi, il y a aussi la "confidentialité commerciale".

[2] : Les 10 % correspondent au mean average percentage error (MAPE) sur l'échantillon de test.

[3] : En excluant les 106 M$ stupéfiants de droits de licence versés à Marvel !

[4] : Le problème du "principal-agent" décrit le conflit d'intérêts entre le développeur (l'agent), qui crée le jeu pour le compte du principal (l'éditeur). Lorsque le développeur touche une faible part des profits et dépense l'argent de l'éditeur, il a moins d'incitation à dépenser efficacement. Pour réaligner les intérêts, les contrats peuvent inclure une meilleure part des profits, ou davantage de contrôle et de surveillance.

Publié le 2 décembre 2025 par Emmanuel Forsans
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