L'eSport, nouvel Eldorado des Bookmaker ? (Parties 5 à 7)
Une ruée vers l'or à risques
Note stratégique réalisée par CEIS sous la direction de Jean-Jacques Brun
Table des matières
- Quand le sport se confine
- L' eSport comme substitut et lien chez les sportifs et leur public
- L'industrie du jeu connaît la plus grande crise de son histoire
- La réaction des opérateurs de paris
- Autorités sportives et régulateurs bientôt dépassés ?
- L'eSport en quelques chiffres
- Et après ?
5. Autorités sportives et régulateurs bientôt dépassés ?
5.1. La position historiquement mitigée du Comité International Olympique
La question de l'eSport divise et suscite des controverses, même au sein des instances les plus ouvertes. Lors du 8ème Sommet olympique, qui s'est tenu le 7 décembre 2019 à Lausanne, les membres du Comité international olympique (CIO) ont encouragé les fédérations sportives internationales "à examiner comment gouverner les formes électroniques et virtuelles de leurs sports et à étudier les possibilités offertes avec les éditeurs de jeux." L'instance sportive mondiale affirme que les jeux simulant les disciplines sportives réelles ont "un grand potentiel en termes de coopération et d'intégration dans le mouvement sportif". David Lappartient, président de l'Union cycliste internationale (UCI) et du groupe de liaison sur l'eSport et les jeux vidéo, a présenté un rapport sur les recommandations visant à promouvoir les sports olympiques et les valeurs olympiques dans l'eSport et les jeux vidéo. Le dirigeant a notamment mis en avant "les nombreuses simulations sportives qui deviennent de plus en plus physiques grâce à la réalité virtuelle et augmentée qui permet d'imiter les sports traditionnels"[40].
Néanmoins, le président du CIO a insisté pour marquer une limite entre le "vrai" sport et l'eSport, affirmant que certains jeux ne correspondaient pas aux valeurs du CIO, et n'avaient donc de ce fait, pas leurs places aux JO. C'est le cas par exemple de Call of Duty ou CS : GO, deux jeux de combat à la première personne (FPS) parmi les plus populaires chez les spectateurs du eSport[41]. D'autres vont plus loin et remettent en cause le nom de "eSport" qui sous-entend que la discipline est sportive. En 2019, le CIO avait contesté l'appellation "Sport" affirmant qu'elle devait faire l'objet d'un examen approfondi pour déterminer le caractère de la discipline[42]. S'il n'est pas question pour l'instant d'inclure l'eSport dans les disciplines olympiques, le CIO, en partenariat avec Intel, avait décidé en 2019, d'inclure une compétition d'eSport en marge des Jeux Olympiques de Tokyo portant sur Rocket League et Street Fighter V[43].
5.2. Une discipline à la réputation incertaine
Si l'eSport est une discipline de plus en plus populaire, il souffre néanmoins d'une mauvaise réputation, notamment du fait du risque de triche. En août dernier, la police de la province australienne de Victoria a arrêté six jeunes hommes en compétition dans le célèbre jeu vidéo en ligne CS : GO. Les autorités, qui enquêtaient sur les suspects depuis six mois, ont déclaré que ces derniers ont délibérément perdu au moins cinq matches de leur compétition, après avoir parié sur leurs propres défaites. S'ils sont reconnus coupables, les hommes risquent jusqu'à 10 ans de prison.
Plus récemment encore, le studio de jeux Riot Games a été pris de court par les utilisateurs de son dernier FPS, Valorant. Ce jeu, qui est l'un des plus populaires des amateurs de eSport, a été victime de nombreuses tricheries de la part de ses utilisateurs. Face au fait accompli, Valorant s'est attaché les services d'un système antitriche, Vanguard. Le studio a également promis 100 000 $ de récompense à quiconque trouverait une faille de sécurité dans son jeu[44]. Bien que de plus en plus de mesures soient adoptées pour lutter contre la triche et la corruption, l'eSport a besoin de davantage d'encadrement, afin de mettre en confiance les autorités, les opérateurs, mais également les parieurs. Récemment, une étude britannique a montré que 62 % des personnes interrogées considéraient avoir besoin de plus d'informations (ou de garanties ? ) sur le secteur avant de parier sur l'eSport[45].
5.3. La position des régulateurs
Avant le confinement, peu de régulateurs avaient approuvé les paris sur l'eSport. Aux Etats-Unis par exemple, seuls le Nevada, le New Jersey et la Virginie Occidentale autorisaient les paris sur une liste très restreinte d'événements eSports parmi les plus populaires. La plupart des autres législations ne légalisaient pas les paris sur l'eSport, voire les interdisaient, comme dans l'Indiana[46]. En France, la loi interdit formellement de miser de l'argent sur un événement d'eSport, car cette discipline n'est pas agréée par le régulateur français, l'Arjel[47]. Si les gros opérateurs étrangers de paris sur l'eSport sont inaccessibles depuis la France, certains sites plus discrets ferment les yeux sur la nationalité de leurs joueurs, et permettent donc aux Français de parier en toute illégalité. La seule exception à cette règle n'en est pas vraiment une. En effet, début 2017, FDJ avait lancé une plateforme de paris sur l'eSport avec des lots divers à gagner avant de renouveler l'expérience au début du confinement[48].
Depuis le confinement, la situation semble s'emballer. Ainsi, soucieux d'atténuer les pertes liées au confinement, le Nevada a approuvé les paris sur un certain nombre de compétitions eSport. Les joueurs de l'Etat peuvent désormais miser sur la Call of Duty League, l'Overwatch League, la North America League Championship Series (NA LCS), le Championnat d'Europe et les Masters européens de League of Legends[49] [50]. Le Nevada a également approuvé les paris sur la compétition virtuelle eNASCAR[51]. Dans le reste des Etats-Unis, le New Jersey et la Virginie-Occidentale approuvent les paris sur certaines compétitions majeures de eSport[52]. Le New Hampshire a récemment autorisé les paris sur la compétition virtuelle eNASCAR[53]. Le régulateur suédois, la Spelinspektionen, a récemment annoncé que l'offre de paris sur les sports virtuels était autorisée à condition d'avoir une licence suédoise[54]. En France, il est toujours interdit de parier sur l'eSport ; l'Arjel a préféré ouvrir de nouvelles compétitions, comme le football australien, pour nourrir les attentes des parieurs.
L'eSport au secours de Las Vegas
Dès la fin Avril, le maire de Las Vegas, Carolyn Goodman, a demandé avec insistance la réouverture des casinos car les restrictions liées au Covid-19 "tuent" l'industrie du jeu. Cette demande intervient à un moment où de nombreux Américains font la même demande, et ce malgré l'augmentation rapide du nombre de personnes infectées par le coronavirus aux Etats-Unis. Alors que les casinos semblent destinés à rester fermés pour longtemps, Las Vegas a ouvert quatre nouveaux tournois eSports aux paris sportifs. L'Overwatch League, le League of Legends European Championship et le North America League of Legends Championship pourront tous être ouverts aux paris dans le Nevada au cours des prochaines semaines. Cela ne semble pas s'arrêter là, car comme le laisse entendre un récent article du Washington Post[55], la commission des jeux du Nevada pourrait comme souvent "servir de baromètre pour une grande partie du monde des paris sportifs".
Les mises sur l'eSports ont toujours été néanmoins plutôt modestes, car les opérateurs de paris ont encore des doutes sur la législation des eSports. En effet, c'est un secteur où il y'a énormément de mineurs et où le truquage est plus aisé. Parier une grosse somme sur du eSport est bien moins évident, et une telle mise ne peut que faire sourciller les instances d'intégrité, à cran en ce moment. Bien qu'il soit en fort développement, l'eSport conserve une réputation mitigée chez de nombreux régulateurs ou parieurs.
Cependant, avec l'ouverture à Las Vegas de paris sur des événements d'eSports, il se pourrait que la machine soit en route. Si les régulateurs tentent le pari, si les instances d'intégrité font dans le même sens, alors il ne restera plus qu'à convaincre le parieur, ce qui ne devrait pas être compliqué avec la tradition bien implantée du DFS.[56]
6. L'eSport en quelques chiffres
6.1. Un secteur déjà populaire…
Selon les eSports Charts, le site qui répertorie les statistiques de Twitch et du eSport, LoL a été le titre le plus regardé en mars sur Twitch avec plus de 122 millions d'heures de visionnage et un pic d'audience de 431 000 personnes. CS : GO et Dota 2 se sont classés respectivement quatrième et septième. Alors que le League of Legend European Championship a débuté en janvier et doit s'achever en mai, le site a relevé un pic d'audience à plus de 800 000 personnes, avec un total de 32 millions d'heures de visionnage, uniquement pour ce tournoi[57]. Toujours selon le site, la chaine du streamer Anomaly a comptabilisé un total de 17,35 millions d'heures de visionnage sur les sept derniers jours, avec un pic d'audience de 124 000 personnes[58]. En termes de popularité et d'audience, l'eSport n'a plus rien à prouver, surtout en ce moment.
En 2015, le groupe suédois Modern Times a acquis une participation majoritaire dans ESL, la plus grande société d'eSport du monde, pour 87 millions $. Depuis, Modern Times a abandonné ses activités de télévision pour se concentrer exclusivement sur l'eSport. En octobre 2019, le groupe allemand ProSiebenSat.1 Media a acquis le contrôle du site esports.com afin de diffuser les actualités du secteur, ainsi que des événements eSport, via ses chaînes de télévision. L'eSport est un domaine en pleine croissance avec des investissements à la hauteur[59].
Par ailleurs, les "eSportifs" professionnels sont de plus en plus nombreux à vivre de leur activité, avec une rémunération mensuelle moyenne se situant entre 1 500 et 3 400 euros pour les joueurs français les mieux classés au niveau national. Pour ceux dont le niveau se mesure à une échelle européenne, le salaire mensuel pet atteindre entre 10 et 15 000 euros par mois, d'après Romain Sombret, fondateur de la team MCES[60].
6.2. … promis à un avenir radieux
Newzoo, une entreprise spécialisée dans l'analyse du marché du jeu vidéo a récemment affirmé que l'eSport rapporterait plus de 11 milliards d'euros en 2020, grâce au sponsoring notamment[61]. En outre, d'après une recherche de 2CV et ProdegeMR, les revenus des paris eSportifs devraient atteindre 14 milliards $, contre 7 en 2019. Par ailleurs, la recherche, menée sur plus de 1 000 britanniques, a révélé que 36% des joueurs ont parié sur l'eSport au cours des trois derniers mois, dont 30% à partir du mois mars dernier. L'étude a également révélé qu'en 2022, le nombre de téléspectateurs de l'eSport devrait atteindre 644 millions de téléspectateurs dans le monde, contre 454 millions de téléspectateurs en 2019[62].
Quelles perspectives ?
Les analyses de l'agence mondiale de recherche sur la consommation 2CV et de l'étude de marché ProdegeMR ont révélé que les revenus des paris sportifs devraient doubler, passant de 7 milliards de dollars en 2019 à 14 milliards de dollars dans le monde en 2020. En effet, les joueurs cherchent de nouvelles alternatives pour parier pendant la suspension des événements sportifs en raison de la crise du Covid-19.
L'enquête menée auprès de 1 028 joueurs âgés de 18 à 64 ans a examiné l'impact de la pandémie sur l'industrie des jeux d'argent et le rôle que l'eSport peut jouer dans l'augmentation des revenus du secteur, comme l'a indiqué SportBusiness. Parmi les sondés, 59 % ont réduit leurs dépenses de jeu, 32 % ont cherché de nouvelles options de paris et 24 % ont réorienté leur attention vers d'autres secteurs de jeu (le poker notamment). En outre, 69 % d'entre eux ont déclaré avoir réduit leurs dépenses en matière de paris sportifs, plus de la moitié (54 %) d'entre eux ayant complètement cessé de dépenser leur argent pour les paris sportifs. L'enquête a révélé que 36 % des joueurs ont parié sur des paris eSportifs au cours des trois derniers mois, et que 30 % d'entre eux n'ont commencé à le faire que le mois dernier.
L'étude a également révélé que 22 % des joueurs qui n'ont pas encore essayé de parier sur l'eSport envisagent de le faire au cours des trois prochains mois, le football, les sports motorisés et le tennis s'avérant être les choix les plus populaires. Néanmoins, 62 % des personnes interrogées ont déclaré avoir besoin de plus d'informations sur le secteur avant de parier sur l'eSport. Parmi les autres raisons invoquées, on trouve l'hypothèse qu'ils sont moins réglementés que les autres sports, qu'ils sont deux fois plus compliqués et que c'est "trop geek".
Martin Bradley, directeur de la recherche en technologie et en divertissement chez 2CV, a déclaré : "D'ici 2022, le nombre de téléspectateurs d'eSports devrait passer à 644 millions dans le monde, contre 454 millions en 2019. La pandémie de Covid-19 a entraîné l'annulation ou le report de nombreuses formes de sports sur lesquels s'appuient les paris, mais elle représente également une grande opportunité pour les eSports de se mettre à la portée de ce public".
La croissance à court terme viendra probablement des jeux basés sur le sport, mais il existe d'énormes possibilités de rendre cela plus durable, à condition que les consommateurs soient correctement informés sur les eSports et sur ce qu'ils peuvent offrir[63].
7. Et après ?
Si l'eSport est un secteur en croissance depuis quelques années, son ascension spectaculaire a été largement accélérée par la pandémie de coronavirus, et par les conséquences qu'elle entraine, telles que l'annulation des sports. En effet, l'eSport est une solution de report pour les parieurs classiques. Il est donc assez complexe de déterminer si l'eSport continuera à plaire autant, lorsque les compétitions sportives auront repris.
Dans ce sens, le PDG de Interwetten, un opérateur dont 40% du PBJ vient désormais de l'eSport, émet quelques réserves quant au futur du eSport. Sans remettre en cause son développement et son potentiel, Dominik Beier affirme que bien que l'eSport soit un secteur d'avenir, la reprise des compétitions sportives classiques lui coûtera une grosse part de ses revenus actuels[64].
A l'inverse, d'autres prédisent à l'eSport un avenir radieux, dont la pandémie n'aura été que le tremplin. Ainsi, c'est le cas de Vigen Badalyan[65], PDG et fondateur de BetConstruct, qui affirme que l'eSport bénéficie de tous les atouts nécessaires à son succès. Selon lui, l'eSport n'est pas dépendant d'un terrain ou d'un stade : il offre la possibilité à ses fans d'assister aux événements sans sortir de chez eux. Selon lui, la fin de la pandémie ne marquera pas la fin du succès du eSport et du virtual sport.
Au-delà des questions du succès de la pratique de l'eSport et de ses dérivés, se pose maintenant la question de l'encadrement de cette pratique, aussi bien par les organisateurs d'évènements, issus du secteur privé, que par les instances nationales en charge de la définition du périmètre des paris sportifs.