Parlons d'innovation avec… Gilles Raymond & Adrien Vert, de Gear Prod
Interview du 13 juillet 2018 réalisée par rOmain Thouy à Montpellier
Quatrième article d'une série d'interviews réalisés sur la gestion de l'innovation dans le domaine des industries créatives (jeux vidéo, films d'animation) de notre région [ndlr : l'Occitanie].
Gilles Raymond, s'occupe de la direction technique et de la gestion de l'équipe de Gear Prod, qu'il a fondé en octobre 2017, avec ses deux associés, Philippe Blandin (directeur financier, business) et Adrien Vert (Directeur de création). Gear Prod propose Echo Squad, un jeu immersif pour 4 à 6 joueurs de 12 à 77 ans, à la croisée des escape game, du jeu vidéo et des attractions sensationnelle. A bord d'un sous-marin grandeur nature, le Red Squid, chaque membre d'équipage choisit d'abord son poste : capitaine, artilleur, mécano, sonar, ou pilote, avant de plonger pour vivre une des aventures proposées et partager une expérience collaborative, conviviale et ludique unique.
"Nous sommes 3 associés : Gilles, Philippe et Adrien. L'aspect trio est crucial et fondamental. Les idées ne sont jamais meilleures que quand elles sont challengées par plusieurs personnes : avant qu'une idée arrive au bout, elle est passée à la lessiveuse entre nous et elle a bien été améliorée ou abandonnée."
Formation : DEA en informatique et intelligence artificielle, expériences professionnelles en développement informatique, gestion de projet et management, grande expérience en organisation de jeux grandeur nature (GN)
- son 1er jeu : Un jeu de rôle sur table narratif, sans dé
- son 1er gros succès : La création d'une troupe d'escrime de spectacle
- son dernier gros succès : La campagne de jeu de rôle grandeur nature "Cape & Crocs"
Adrien Vert, s'occupe de la direction créative et du game design chez Gear Prod. Formation : DESS de design de jeux (université de Montréal), DNSEP en Arts plastiques (Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Nîmes)
- son 1er jeu : Un Jeu de rôles papier fait maison avec univers et règles complets
- son 1er gros succès : Survivre à une grosse production chez Ubisoft avec le jeu Tintin
- son dernier gros succès : La campagne de jeu de rôle grandeur nature "Cape & Crocs"
Bonjour Gilles & Adrien, tout d'abord, comment définissez-vous l'innovation dans votre domaine ?
[Adrien] [i]Bonjour rOmain ! Pour ce projet, avant toute chose, nous sommes là où les gens ne regardent pas, c'est-à-dire, pas forcément sur un créneau qui n'existe pas ou n'a jamais existé, mais plutôt sur quelque chose qui a été négligé par les gros acteurs du divertissement. Nous nous sommes dits : ''tiens, il y a un vrai territoire du jeu à explorer''. Il y a une infinité de possibles, en game design, mais en général, la tendance est plutôt à rester sur de l'existant ou à faire du neuf à partir de l'existant. Notre proposition - Echo Squad - est une innovation de rupture et en terme de gameplay, nous avons un territoire infini à explorer qui ne l'a pas encore été. Pour innover, il ne faut pas se mettre des oeillères, il faut sortir de son domaine pour créer quelque chose de nouveau.
[Gilles] Je dirais que nous sommes innovant uniquement dans la zone que nous nous fixons nous-même. Dans notre cas, cette zone, c'est celle liée à notre passé d'organisateur de GN (jeux Grandeur Nature), où les possibilités sont très larges. En étant malin, nous pouvons faire des choses très originales, nous avons donc un espace de créativité très grand. Notre second axe d'innovation, c'est la technologie : nous avons eu l'idée d'agréger des technologies existantes pour rendre possible notre idée : c'était mon feeling depuis le début, j'ai prouvé que ça fonctionnait, en prenant ça dans tel domaine et ça dans tel autre. Dès le départ, si nous n'avons pas assez confiance dans notre vision globale, et bien c'est très dur d'innover, car il va falloir prouver chaque élément avant de pouvoir vraiment travailler sur quelque chose. Pour les jeux GN, nous étions une équipe de huit organisateurs et nous avons toujours fonctionné par consensus (nous avons organisé 9 GN en 15 ans). Ce que nous avons appris de cette expérience, c'est qu'il ne faut jamais rejeter une idée en première intention. Par exemple, quand il y avait un blocage fort par rapport à une idée, cela ne voulait pas forcément dire que l'idée était mauvaise. C'était parfois juste qu'il y avait un vrai problème, à identifier et à résoudre. Nous avons même intégré cet aspect dans notre processus : les idées, même les plus folles, ne sont pas rejetées mais elles sont poussées dans l'essoreuse. L'absence de consensus qui est plutôt vu comme un frein, permet en fait d'aller plus loin dans la définition et la compréhension de l'idée , et cela peut générer d'autres idées. Je peux te garantir que cette manière de procéder a débouché presque systématiquement sur une évolution de l'idée originale proposée, qui obtient elle, un consensus plus fort que l'idée première parce qu'elle est meilleure.
[Adrien] Je peux ajouter que nous avons importé cette façon de mûrir les idées dans l'équipe de Gear Prod.
[Gilles] Pour revenir à Echo Squad, notre plus grosse innovation, c'est l'innovation d'expérience, c'est-à-dire que nous proposons une expérience qui n'existe pas : 50% du fun vient de l'interaction entre les humains qui jouent.
[Adrien] Notre produit oblige les gens à collaborer ; tout le design de notre expérience amène les gens à collaborer, se parler, à communiquer, à être solidaires.
[Gilles] Nous avons pris les points forts des escape games, comme le fait d'être physiquement avec des amis dans le même environnement et le besoin de coopération. Nous y avons ajouté d'autres ingrédients, comme le fait que chacun choisit un poste avec un rôle spécifique, qui entraîne, de fait, des interactions directes.
[Adrien] Notre produit offre une expérience qui correspond à chacun, au travers des différents postes à occuper dans le sous-marin. Par exemple, le sonar est un poste qui est crucial pour guider l'équipage mais qui n'a pas directement le poids de réaliser des choses vitales (comme tourner le gouvernail, par exemple). Le joueur responsable du sonar doit prévenir / alerter et aider tout le monde, un peu comme un ange gardien : c'est un profil de joueur que nous aimons et qui peut être aurait du mal à trouver sa place dans une expérience de jeu plus classique.
Comment cette innovation est-elle portée dans votre studio ?
[Adrien] Nous n'avons pas de stratégie pour faire de l'innovation, nous en faisons par conséquence. C'est le projet qui nous a rassemblé qui est innovant. [Gilles] S'il ne l'avait pas été, je ne l'aurais pas lancé, car nos problématiques auraient alors été plutôt commerciales et financières, des domaines sur lesquels je ne suis pas expert.
[Adrien] Je ne conçois pas de participer à la construction d'un jeu s'il est dépourvu d'innovation, car je ne trouve aucun intérêt à faire ce qui a déjà été fait. Je suis très motivé par le challenge de faire quelque chose qui n'existe pas.
[Gilles] L'aspect innovant du projet est ultra motivant, ultra moteur.
[Adrien] Nous portons tous cette innovation.
[Gilles] Nous avons une stratégie très pragmatique : nous ne disons pas que nous savons faire, nous faisons, étape par étape. Nous avons plus une vision qu'un véritable plan. Cette vision s'est complètement précisée entre Philippe, Adrien et moi pendant la maturation du projet. Philippe apporte la vision financière et pragmatique, posée, proche du marché, de la réalité terrain et de la viabilité ; Adrien apporte la vision créative, dans tous les sens du terme ; et moi, j'ai la vision produit, comment le réaliser concrètement, et je porte le projet. Chacun de nous trois a une forte personnalité, différente, mais toujours pragmatique. Et nous travaillons toujours en recherche de consensus. Il n'y a pas, dans cette équipe, d'électron libre qu'il faut ramener au sol, car nous sommes tous très pragmatiques.
[Adrien] Nous pouvons peut être préciser que nous avons passé presque plus d'un an à monter le projet, en faisant des tests et des protos.
Pourquoi est-ce si important d'innover ?
[Gilles] Comme nous l'avons dit, le coeur de notre innovation, c'est une innovation d'expérience, c'est le coeur du produit. Nous avons beaucoup d'innovations qui découlent de cette approche globale, et du coup, nous sommes régulièrement à la limite de ce que nous savons faire et nous devons trouver comment faire ! Je dirai qu'a minima, nous passons tous 50% de notre temps sur l'innovation sous une forme ou une autre.
Comment faites-vous pour innover ?
[Gilles] En ce moment, nous faisons surtout de l'amélioration continue : dans le cadre des deux derniers baptêmes (soirées où nous accueillons du public pour faire connaître le produit au cours d'un expérience de jeu d'une dizaine de minutes), nous avons volontairement restreint notre activité à la stabilisation du périmètre du produit sur ce qui doit impérativement fonctionner. Mais lundi prochain, nous ré-ouvrons les vannes de l'innovation en proposant une réunion sur le game design avec toute l'équipe pour explorer d'autres idées.
[Adrien] Pour nourrir ma créativité, soit je ne fais rien, soit je vais me balader, jouer, faire des choses pour moi, qui sont nécessaires à nourrir ma créativité.
[Gilles] Nous nous efforçons de travailler sur des horaires normaux, car nous voulons éviter le crunch. Cela permet aux membres de l'équipe de se sentir bien. Ils ont le temps de faire des propositions. Avec notre réunion de lundi, on laisse du temps à chacun pour s'exprimer.
[Adrien] Les idées émises sont dans les têtes, et c'est mon rôle de game designer d'en conserver la liste. Mon travail, ce n'est pas d'être le seul à avoir des idées, car tout le monde en a, et souvent elles sont très bonnes ; par contre, ce qui est important, c'est d'installer au sein de l'équipe un climat qui permette à chacun de donner ses idées. Ca fonctionne très bien pour le moment : dès que quelqu'un a une idée, on en parle. Et mon job, c'est ensuite d'obtenir le consensus autour d'une idée, quel qu'en soit l'auteur.
Allez, Gilles & Adrien, vous pouvez m'en dire un peu plus ?
[Adrien] Nous avons aussi réalisé beaucoup de prototypes. Nous l'avons fait depuis le début du projet : le premier proto, c'est Gilles qui l'a fait, avec plusieurs tablettes, dans une petite chambre au fond de sa maison. Nous avions chacun notre écran et notre bouton ! Ensuite, nous avons essayé avec plusieurs écrans de télévision et puis nous avons changé de technologie.
[Gilles] Nous avons fait 3 POC (Proof-Of-Concept ou prototype) indépendants pour lever rapidement les points sur lesquels nous avions de gros doutes de faisabilité ou sur lesquels on avait besoin de valider le concept. Comme Adrien l'a dit, il y a eu le premier PoC sur le coeur du gameplay que j'ai développé avec des tablettes. Puis le second, plutôt axé sur le décors, le ressenti des gens et l'environnement. Et enfin le 3ème, axé technologie, à dominante électronique, que nous avons sous traité car personne chez nous n'avait la compétence. Nous avons fait ces 3 POC, à la suite les uns des autres, du moins cher au plus cher. C'était du "fail cheap" (littéralement "échouer à peu de frais", mais signifie plutôt de tester l'idée pour le moins cher possible), plutôt que du "fail fast" (littéralement "échouer rapidement", mais signifie plutôt de tester l'idée le plus vite possible). Et maintenant on fait plutôt du "fail fast". Depuis le début du projet, nous sommes entourés de plusieurs cercles concentriques de proches (amis, famille), avec qui nous avons testé nos idées au moyens de nos deux premiers POC, notamment.
[Adrien] Emeric (Emeric Thoa, directeur créatif du studio The Game Bakers) a été mis au courant très très tôt de ce que nous voulions faire, par exemple. Au début, c'était confidentiel, nous choisissions bien les gens à qui en parler, parfois nous échangions des NDA (Non-Disclosure Agreement, contrat entre deux entités qui engage l'une de ces entités à tenir confidentielles certaines informations que l'autre sera amenée à lui communiquer).
[Gilles] Nous avons travaillé aussi avec Edgeflex, un bureau d'étude en électronique, à qui nous avons sous-traité l'élaboration des cartes électroniques dont nous avions besoin.
[Adrien] Nous collaborons également avec le studio Midgar, mais ils n'interviennent pas directement sur les aspects innovation.
[Gilles] Pour conclure, et c'est ce que nous avons dit au début de l'interview, il y a vraiment eu une étude en amont pour traduire la vision globale en projet concret. J'ai eu des interactions avec beaucoup de gens pour concrétiser l'idée. Ces nombreux échanges ont permis de faire mûrir le projet et d'ouvrir des portes.
[Adrien] Et ils ont permis de rendre le projet viable.
[Gilles] Pour résumer, tout est sujet à playtests et il ne faut pas avoir peur de parler du projet, d'échanger et de prendre au sérieux les retours, même négatifs.
Comment stimulez-vous l'innovation chez Gear Prod ?
[Gilles] On a organisé des réunions, plutôt le lundi matin, pour toute l'équipe. Et on favorise l'échange immédiat autours des idées qui viennent. Le plus important, c'est de maintenir le climat suivant : ''exprimez-vous, on vous écoute, on en discute et on est honnête, et si l'idée est bonne, on la prend''.
Aujourd'hui, je le dis, je n'ai jamais eu d'équipe aussi performante que celle-là. La motivation par le partage, par l'écoute et la collaboration fonctionne très bien.
Un petit scoop, sur le futur proche ?
[Gilles] Nous voulons aller (ndla : on est pile dans l'innovation, là aussi : -), vers les expériences RH de team building ou d'immersion : on peut changer le paramétrage pour couvrir diverses situations. Nous allons y travailler dans le futur (probablement à l'automne),après la clôture de notre campagne participative, qui se termine le 5 Octobre. https://fr.ulule.com/echo-squad/. Vous pourrez réserver votre place à bord de notre sous-marin, et découvrir le premier chapitre d'Echo Squad. On vous réserve dors et déjà plein de surprises !
Merci Gilles & Adrien, d'avoir partagé votre vision sur l'innovation. Très bonne continuation !
rOmain
rOmain.thouygmail.com