Former les game designers de demain (Part 4/5)
Par Pascal Luban - Game designer & creative director, freelance
Dans la précédente partie de cette série de publications consacrées à la formation des game et level designers, j'ai expliqué pourquoi un game designer doit intégrer des considérations marketing dès la phase de concept d'un jeu. Je poursuis aujourd'hui avec deux dimensions marketing à garder en tête lorsqu'on développe un concept de jeu.
Connaissez votre audience
Lorsqu'un game designer développe un concept, son premier réflexe est de s'inspirer de ses propres gouts et envies. C'est humain car l'intensité des émotions ressenties est un puissant aiguillon. Mais nous ne sommes pas toujours représentatif de l'audience à laquelle est destinée notre jeu. Développer un concept basé sur nos gouts est dangereux ; on ne fait pas un jeu pour soi, on le développe pour un public, une audience.
Identifier son audience et prendre le temps de la connaître sont donc de bons réflexes à avoir lors de la phase de concept. L'étude de cas suivante en est une bonne illustration.
Etude de cas
Il y a quelques années, j'ai participé comme game designer, au développement de Wars and Battles, un portail offrant plusieurs wargames au tour-par-tour, destiné aux tablettes numériques de type iPad. Intégré à l'équipe de développement Battle Factory, j'ai vu comment la définition précise de l'audience a eu un impact sur le design du jeu.
La plateforme ciblée était l'iPad car cette dernière n'offrait quasiment aucun wargame au tour-par-tour. Mais quelle audience devions-nous cibler : Les wargamers traditionnels habitués aux simulations complexes en tour-par-tour, ou les gamers "numériques" qui privilégiaient les jeux en temps réel offrant des mécaniques plus simples ?
Notre choix s'est porté vers les wargamers traditionnels en raison de la généralisation attendue des tablettes numériques. Nous avons donc fait des choix de design conçus pour répondre à leur attentes : Gameplay au tour-par-tour, soin apporté à la crédibilité historique, mécaniques de jeu directement inspirées de celles utilisées dans les wargames "papier", description détaillée des résultats des combats, fiches historiques, choix des batailles les plus populaires chez les wargamers comme la bataille de Normandie.
Mais pour les gamers qui découvriraient le jeu, nous avons rajouté un mode de visualisation en 3D et des animations pour les combats.
Pour les amateurs, le jeu n'est plus disponible dans l'App Store mais peut être trouvé sur Steam. Deux batailles sont proposées : La bataille de Normandie et la guerre Israélo-Arabe de 1973. Jouez-y, ce sont de vrais simulations faciles à prendre en main et de belle facture.
Bonnes pratiques
Comment identifier son audience et connaitre ses attentes ? Voici quelques bonnes pratiques.
Identifiez des jeux similaires à celui que vous prévoyez de développer.
C'est la méthode la plus simple, et accessible à tous, pour identifier son audience. Et si votre jeu n'a pas d'équivalent parce qu'il offre deux gameplays différents ? Partez du principe qu'un des deux gameplays sera toujours plus "marqué" que l'autre. Calez-vous alors sur le gameplay "dominant".
Entrez en contact avec des communautés de joueur.
Une fois que vous aurez identifié votre jeu-référence, allez sur les forums traitant de ce jeu. Une méthode simple consiste à vous présenter comme développeur à la recherche d'avis de joueurs. Vous devriez recevoir beaucoup de réponses. Faite le tri et identifiez ceux qui semblent bien connaitre votre jeu-référence et qui ont le meilleur sens de l'analyse. Vous apprendrez alors beaucoup de choses sur les "must-haves" et les erreurs à éviter.
Lorsque j'ai conçu la map multijoueur Tornado Ground Zero pour le mod Extrem PhysX d'Unreal Tournament 3, je me suis beaucoup appuyé sur la communauté des joueurs pour définir des caractéristiques-clés de la map comme son principal mode de jeu, sa taille, le nombre de joueur et sa topologie. C'est par le biais des forums que j'ai pu le faire.
Une variante de la méthode précédente consiste à organiser des groupes de discussion.
Appelé focus group en anglais, cette méthode est utilisée par certains grands éditeurs. Ainsi, alors que je travaillais sur le mode multijoueur de Splinter Cell - Chaos Theory comme lead level designer, Ubisoft avait conduit de tels groupes de discussion pour mieux appréhender les améliorations à apporter à notre jeu.
Un groupe de discussion n'est pas une rencontre informelle ; c'est une méthode codifiée qui nécessite la présence d'un animateur formé à cet outil. Si les "invités" sont bien sélectionnés, c'est à dire, s'ils sont représentatifs de l'audience ciblée, et si la discussion de groupe est correctement menée, vous apprendrez beaucoup de choses.
Surveillez vos arrières - Connaissez vos concurrents
Mais comment puis-je avoir la moindre idée des jeux concurrents de celui sur lequel je travail et qui sortiront dans un ou deux ans ?
La tâche parait illusoire. Et pourtant, on peut déjà se faire une bonne idée des jeux qui seront nos concurrents directs en identifiant nos concurrents d'aujourd'hui. En effet, les jeux ont tendance à avoir des durées de vie de plus en plus longues. Les éditeurs poussent au développement de jeux conçus pour garder leurs joueurs sur de nombreuses années. Si un jeu est une référence dans son genre, il y a de bonne chance que ce jeu sera toujours là dans un, deux, voire trois ans. De plus, on peut aussi parier que ses développeurs auront mis à profit les années pour l'enrichir et donc, le rendre encore plus compétitif.
Pour connaitre vos futurs concurrents, commencez par identifier les jeux déjà édité, ou qui le seront bientôt, et qui sont susceptible d'intéresser la même audience.
Pourquoi est-il utile, alors qu'on travaille sur le concept d'un jeu, de connaitre ses concurrents ?
Il y a essentiellement deux raisons.
D'abord, on peut se faire un idée de la densité de ses concurrents directs, des jeux qui sont similaires à celui que vous projetez de développer. Si ces concurrents sont nombreux, cela signifie que vous allez taper juste en terme d'audience mais cela signifie aussi qu'il vous faut absolument vous différencier avec un bon USP. Mais, à l'inverse, si vous n'avez pas de concurrence, cela peut signifier deux choses : Soit vous avez eu une bonne intuition avant les autres, soit l'audience pour votre jeu est inexistante. Une telle constatation doit vous inciter à la prudence.
La seconds raison pour bien connaitre sa concurrence est de mieux identifier ce que votre audience attend de ce genre de jeu : Quelles fonctions sont-elles plébiscitées ? Quelles doivent être le niveau de difficulté et la construction du rythme ? Quel est le niveau des valeurs de production ? Quels sont les principaux reproches des joueurs ?
Etude de cas
Ma première mission, comme lead game designer, fut de travailler sur Alone In The Dark - The New Nightmare, le quatrième opus de la série. Lancé par Infogrames, cette franchise avait marqué son époque car elle avait tout simplement inventé le genre d'horror-survival. Excusez du peu !
Après les trois premiers épisodes, la série était entrée en sommeil mais l'arrivée de Resident Evil avait réveillé les ambitions d'Infogrames. Ce dernier confia alors au studio français Darkworks le soin de relancer la franchise.
Alors que nous réfléchissions au concept de notre jeu, nous nous sommes rapidement posés la question suivante : Devions-nous partir sur les mécanismes auxquels les joueurs d'Alone In The Dark étaient habitués ou s'inspirer du modèle développé par Capcom ?
Nous n'avions qu'un seul concurrent à l'époque, Resident Evil, mais quel concurrent ! Le titre de Capcom reprenait beaucoup des ingrédients qui avaient fait le succès des premiers jeux publiés par Infogrames mais les avait modernisé et surtout, les avait adapté à la Playstation.
Resident Evil étant devenu la nouvelle référence en matière de contrôle et de gestion d'inventaire, nous avons décidé de nous en inspirer afin de ne pas perturber les joueurs habitués aux standards mis en place par Capcom.
Mais, afin de nous en différencier, nous mimes l'accent sur la narration. Antoine Villette, un des fondateurs de Darkworks, écrivit un scénario d'une qualité rare à l'époque, dans les jeux vidéo. Et afin d'offrir un USP, nous construisîmes le scénario autours de deux personnages, chacun vivant l'aventure de son propre point de vue.
L'analyse de notre principal concurrent nous permis de limiter les risques sur le système de jeu tout en nous différenciant de Resident Evil sur un aspect-clé de son succès : La narration.
Le jeu sorti sur Playstation, PC et Dreamcast et se vendit à plus de deux millions d'exemplaires, une très belle performance pour l'époque.
Bonnes pratiques
Développez une matrice concurrentielle.
Cet outil vous permet de positionner votre projet de jeu par rapport à ses concurrents. Dans l'exemple ci-dessous, Sea Hunter est le projet de jeu ; les autres jeux sont les concurrents identifiés.
Les axes sont définis en fonction des caractéristiques les plus marquantes du concept de jeu. Dans l'exemple ci-dessus, il s'agit du nombre des modes de jeu et du niveau de complexité du gameplay.
On peut en déduire que l'essentiel de la concurrence offre une expérience de jeu pour un joueur seulement, alors que Sea Hunter se différencie par son mode multijoueur. De plus, par rapport à son concurrent le plus proche, WarGroove, Sea Hunter offre un gameplay moins complexe. Son seul vrai concurrent est Her Majesty's Ship.
En complément de cette analyse de la concurrence, identifiez un ou deux jeux similaires et jouez-y beaucoup.
L'objectif n'est pas uniquement d'énumérer les fonctionnalités offertes et les mécanismes de gameplay. Le principal objectif est d'identifier ce qui va apporter du plaisir au joueur ou, au contraire, ce qui va le frustrer. Ne vous focalisez pas sur les mécaniques ; écoutez vos émotions !
A suivre …
Dans la dernière partie de cette série de publications consacrée à la formation des futurs game designers, je traiterai de la pratique qui est certainement le plus pertinent pour garantir la qualité d'un jeu. Ceux d'entre vous qui me connaissent savent de quoi je vais parler ; pour les autres, il ne vous reste plus qu'à attendre !