Design des jeux vidéo épisodiques 2.0 - 1ère partie
Par Pascal Luban - Game designer & creative director
Il y a environ un an, j'ai publié un article sur le design des jeux épisodiques. Outre mes recommandations en matière de design et d'écriture, j'y exprimais ma conviction que ce nouveau modèle de jeu allait se développer en raison des bénéfices que la narration épisodique peut apporter à la qualité des jeux. L'engouement pour les séries démontre d'ailleurs que cette forme de narration apporte une vraie valeur-ajoutée.
Un an plus tard, ou en sommes-nous ?
Un bilan en demi-teinte
Sur le plan positif, plusieurs gros éditeurs commencent à s'intéresser aux jeux épisodiques : Le dernier Opus de la série Hitman a été publié sous forme d'épisodes et Life Is Strange de Don't Nod est un vrai succès planétaire. De plus, une très grosse licence a été adapté au design épisodique : Batman. Enfin, Telltales continue d'innover en introduisant une dimension coopérative, voire communautaire, dans leurs productions, le Crowd Play.
Sur le plan négatif, force est de constater que le nombre de nouveaux titres n'a pas augmenté et en dehors de Square Enix, aucun autre éditeur majeur n'a communiqué publiquement sur un futur titre épisodique. Autrement dit, la curiosité suscitée par les jeux épisodiques ne s'est pas encore traduite par un engouement massif du marché.
Cet état des lieux remet-il en cause l'avenir des jeux épisodiques ? Ces derniers sont-ils condamnés à rester une curiosité anecdotique dans le paysage des jeux vidéo, voire à disparaître ?
C'est possible, mais je reste convaincu que le décollage des jeux épisodiques ne se produira que lorsque ces derniers offriront de vrais gameplays et ne se contenteront pas de profiter d'un effet de curiosité. C'était la conclusion de mon précédent article.
Avec cette nouvelle publication, je souhaite démontrer, par l'exemple, qu'il est possible de concevoir des jeux épisodiques construit autour de gameplays auxquels sont accoutumés les joueurs tout en tirant parti des forces de la narration épisodique.
Mais, en premier lieu, pourquoi s'intéresser au design épisodique ?
"La parole est à la défense !"
Si je m'intéresse autant à la narration épisodique c'est que j'y vois beaucoup d'intérêt pour les joueurs mais aussi pour notre industrie.
D'abord, elle permet d'améliorer l'expérience de jeu. La narration n'est plus un simple prétexte au gameplay. Elle devient un composant qui enrichit le jeu et surtout, elle permet d'offrir aux joueurs une expérience différente de ce qu'ils connaissent. Rajouter une forte dimension narrative à un titre est une stratégie pour le différencier de ses concurrents et surtout, pour éviter toute lassitude de la part des joueurs.
Ensuite, la narration épisodique peut offrir un modèle économique alternatif pour les jeux qui reposent essentiellement sur un mode solo : Assassins's Creed, Resident Evil, Uncharted, etc. Elle permettrait d'attirer les joueurs avec un prix d'appel très serré, puis de les conserver longtemps grâce à forte capacité de rétention de la narration épisodique. Aujourd'hui, les éditeurs augmentent leurs revenus en vendant de la DLC pour leurs jeux multijoueurs. Le design épisodique permettrait de faire de même pour des jeux sans mode multijoueur.
Enfin, elle s'inscrit dans une logique de création d'univers à très longue durée de vie, à l'instar des MMO. Elle permet d'envisager des jeux qui ne sont plus tributaires de sorties annuelles pour générer du revenu sur une licence donnée. Ubisoft est probablement sur cette voie.
Le design épisodique offre donc de réels bénéfices, encore faut-il adapter le design des jeux et comprendre comment écrire et intégrer dans un jeu une histoire épisodique.
Je ne vais pas revenir dans le détail sur mes recommandations en matière de gameplay et d'écriture, si ces dernières vous intéressent, je vous invite à lire ma publication précédente, mais je vais me contenter d'en dresser une rapide synthèse.
Commençons par la narration épisodique.
La narration épisodique : Le storytelling survitaminé
Deux de ses caractéristiques la rendent particulièrement attractive : Les personnages et la structure narrative.
Les personnes sont au cœur de l'efficacité des séries épisodiques en raison du lien qui se crée entre les spectateurs et les personnages. En effet, les spectateurs s'y attachent tellement qu'ils finissent par suivre la série, non plus pour l'action ou son arche principale, mais parce qu'ils ont de l'empathie avec certains d'entre eux. L'empathie est le mot-clé. Lorsque nous avons de l'empathie pour un personnage, un lien invisible se crée entre lui ou elle et nous. Nous ressentons en nous ce qu'il ou elle ressent. Nous suivons alors l'histoire, non pas pour l'action, mais par ce que ce personnage nous importe.
La narration épisodique est particulièrement efficace pour créer de l'empathie entre les spectateurs et les personnages pour plusieurs raisons :
- Elle se donne le temps pour développer ces personnages
- Ces derniers, dans les séries épisodiques, sont souvent des gens "normaux" auxquels il arrive des choses extraordinaires. Il est plus facile de s'identifier à eux.
- Elle permet l'existence de nombreux personnages aux profils très différents. Un spectateur peut ainsi ne pas avoir d'affinité avec un personnage donné mais se sentir plus proche d'un autre.
Le succès d'un jeu comme Life Is Strange repose largement sur l'empathie que nous développons vis à vis de Max, une adolescente, mais aussi des personnages secondaires comme Chloé, sa camarade révoltée.
Dans des jeux vidéo "classiques", la présence de personnages avec lesquels nous développons de l'empathie peut contribuer de manière efficace à la qualité de l'expérience de jeu. Je pense notamment à Nathan Drake, le héros emblématique de la série Uncharted. Cet attachement peut être encore plus fort dans une série épisodique ou nous avons plus de temps de découvrir les personnages. L'expérience de jeu ne peut en être que plus forte.
Voyons maintenant la structure narrative. La narration épisodique ne se résume pas à une seule arche narrative comme dans la narration traditionnelle. Elle en comprend plusieurs. Bien entendu, elle offre une arche principale qui sert essentiellement à fournir un objectif valable aux protagonistes et à attirer les spectateurs. Mais elle se développe essentiellement par le biais de nombreuses arches secondaires. Ces dernières sont capitales. Elles permettent de mettre en avant des personnages différents et d'éviter la lassitude du suivi d'un seul héro. Leur alternance permet de rendre chaque épisode très dynamique. Enfin, elles permettent de générer des cliffhangers, ces scènes-clé que l'on retrouve à la fin de chaque épisode.
Sur ce plan, aucun jeu ne reprend tous les composants de la narration traditionnelle mais certains s'en inspirent, notamment une bonne partie des titres commercialisés sous forme d'épisodes.
Passons maintenant à l'analyse des gameplays proposés dans les titres épisodiques.
Le gameplay des jeux épisodiques : Puzzles et pop-corn
Aujourd'hui, la plupart des jeux épisodiques publiés offrent un gameplay de type aventure, c'est à dire une expérience de jeu qui repose largement sur l'exploration des scènes de jeu, la résolution de mini-énigmes ou puzzles et des gameplays de dialogue. Certains utilisent des QTE (Quick Time Events) pour apporter une touche d'action à leurs titres mais l'essentiel du temps est souvent consacré à regarder des cinématiques, parfois plusieurs fois les mêmes lorsqu'on échoue à trouver la solution.
Pourquoi les mécanismes de jeux d'aventure sont-ils aussi présents ? Probablement parce que ce sont eux qui viennent en premier à l'esprit d'un game designer s'il doit s'attaquer à un jeu à contenu épisodique. Pour quelle raison ? Parce que nous avons tendance à les associer avec des jeux ou la narration occupe une place centrale. Ce réflexe n'est pourtant pas justifié ; Il existe de nombreux exemples de jeux à forte dimension narrative qui utilisent avec succès des mécanismes de gameplay d'action : Silent Hill, Soma, Republique, etc.
Si certains jeux épisodiques offrent une expérience de jeu intéressante - leur succès commercial en fait foi - la dépendance aux mécanismes de jeu d'aventure et aux QTE en réduit fortement l'audience. En effet le cœur du marché est aujourd'hui centré sur les jeux d'action et non les jeux d'aventure. L'avenir des jeux épisodiques passe par des titres qui offriront des gameplays plus solides en phase avec les attentes d'un plus grand nombre de joueurs.
Je pense qu'un titre qui réussira à fusionner un gameplay d'action "traditionnel" avec de la narration épisodique permettra d'améliorer l'expérience de jeu. Les mécanismes de narration épisodique rendront le déroulement du jeu plus palpitant et surtout, impliquera beaucoup plus le joueur dans son jeu.
C'est exactement ce que le dernier jeu de la série Hitman a essayé de faire. Ses développeurs ont-ils réussit ?
Le cas Hitman
Cette série développée par IO Interactive est construite autour d'un fabuleux gameplay d'infiltration. Pour rappel, le joueur contrôle un tueur à gage dont les cibles, d'accès difficile, sont désignées en début de mission. Ce qui rend le gameplay de Hitman tellement efficace c'est que le joueur a le choix des tactiques pour accomplir sa mission, pour s'approcher de sa cible, l'éliminer et quitter les lieux, une fois sa mission accomplie. Hitman offre donc un vrai gameplay d'action mais qui demande aussi de la réflexion. Les jeux sont plutôt difficiles et ciblent les core gamers.
Pour son dernier opus, Hitman est sorti en version épisodique. Le premier épisode a été publié par Square Enix en Mars 2016. Il a été rapidement suivi par d'autres qui se déroulent dans des lieux différents : Paris, Marrakech, Bangkok, etc. Ces épisodes constituent une saison, car ils sont liés les uns aux autres, et l'éditeur a annoncé qu'il prévoyait trois saisons, probablement, une par an.
Le jeu est donc bien découpé en épisodes. Chaque épisode offre un univers totalement différent du précèdent : Lieux, contexte détaillé, objectifs, choix des tactiques, etc. Les fans sont impatients de télécharger le prochain épisode pour découvrir son contenu original. Hitman réussit donc à créer de l'anticipation et de l'envie pour les nouveaux épisodes.
Mais la comparaison avec la narration épisodique s'arrête là. Les personnages sont peu travaillés, l'arche principale n'est pas mise en avant dès le début, il n'y a quasiment aucun cliffhanger à la fin des épisodes et il n'y a pas d'arche secondaire.
"L'avenir ne demande qu'à être construit"
Hitman va dans la bonne direction. C'est un vrai jeu d'action offrant un gameplay très solide mais il n'exploite pas vraiment les forces de la narration épisodique. Je pense qu'on peut aller beaucoup plus loin. Dans les prochains épisodes de cet article, je vais vous proposer plusieurs concepts de jeu. Mon objectif sera ainsi de démontrer, par l'exemple, qu'il est possible d'enrichir des genres de jeu mass-market avec une vraie narration épisodique.
Je commencerai par traiter un des genres dominants sur console : Le jeu de tir.