Le level design des jeux en monde ouvert - Part 3/5
Par Pascal Luban - Game designer & creative director, freelance
Dans les deux premières parties de cette chronique consacrée au level design des jeux en monde ouvert, j'ai traité des premières questions que tout responsable du design doit se poser lors de la phase de conception d'un tel jeu. Mais une fois les réponses définies, il faut bien attaquer la "feuille blanche" et commencer à dresser les plans de la map. C'est ce sujet que je traite dans cette troisième partie.
A ce stade, l'équipe de design a défini le rôle que va tenir le monde ouvert dans l'expérience de jeu souhaitée (voir la première partie de mon article) et a retenu un ou plusieurs stratégies de progression du joueur (voir la seconde partie de mon article). Il est temps de "dessiner" le monde ouvert lui-même.
La mission de l'équipe responsable des choix de design du monde ouvert est donc maintenant de définir un document de haut niveau qui en décrive les caractéristiques fondamentales. La tâche est complexe car il faut répondre aux contraintes imposées par les choix précédents, respecter les règles d'or qui s'appliquent à tout bon level design et donner des instructions claires aux level designers qui vont construire la map.
Je recommande de suivre la méthode suivante. Elle permet de se poser les bonnes questions, dans le bon ordre.
Question 1 : Le monde ouvert doit-il être constitué d'une seule map gigantesque ou de plusieurs maps contiguës ?
Les deux cas de figure existent. Les jeux de la série Far Cry utilisent une immense map qui est chargée en mémoire au fur et à mesure de la progression du joueur. Le monde de The Long Dark, lui, est constitué d'une dizaine de maps de taille moyenne, le passage de l'une à l'autre interrompant le jeu pour que la map se charge.
Les deux options ont leur mérite. La première option est plus élégante du point de vue technique et plus confortable pour le joueur mais la seconde est mieux adaptée aux monde gigantesques comme un continent, une planète entière, voire une portion de galaxie. en effet, quel est l'intérêt d'offrir un monde gigantesque s'il est répétitif ou rempli de vide.
Question 2 : La map doit-elle être uniforme ou offrir des zones différenciées ?
Les jeux de la série The Division offre une map uniforme tandis que Subnautica proposent des zones différenciées ; on les découvre au fur et à mesure que l'on débloque la capacité à plonger de plus en plus profondément. Cette dernière option offre de multiples avantages : lutte contre la monotonie de l'environnement, possibilité de mettre en valeur de nouveaux gameplays, contribution au sentiment de progression du joueur, etc. mais elle est coûteuse en terme d'assets graphiques et n'est pas adapté à tous les thèmes.
Il existe cependant de nombreuses façons plus ou moins complexes d'offrir des zones différenciées dans une map de jeu en monde ouvert. Enfin, n'oublions pas une alternative économique pour offrir de la diversité aux joueurs : L'alternance entre le jour et la nuit. Cette approche a été mis en place par les développeurs de The Black Death, un jeu de survie semi-réaliste se déroulant au moyen-âge. La map change lors de l'alternance entre le jour et la nuit. La topologie reste la même mais le comportement et la densité des prédateurs et de certains NPCs changent.
Question 3 : Les joueurs peuvent-ils visiter l'intégralité de la map à tout moment ?
Un mécanisme de "gating" limite t'il artificiellement leurs déplacements ?
Permettre aux joueurs de visiter l'intégralité de la map à tout moment renforce le plaisir associé à l'exploration, à la liberté de mouvement. C'est aussi plus réaliste. Mais de nombreux jeux en monde ouvert limitent les déplacements des joueurs. de manière plus ou moins autoritaire. Ainsi, Dans The Witcher 3, c'est la progression de la trame narrative principale qui débloque l'accès à de nouvelles zones, tandis que dans Far Cry Primal, les joueurs doivent débloquer le grappin-griffe pour accéder à certaines zones en altitude.
Entre ces deux stratégies extrêmes, liberté complète ou mécanisme contraignant, certains jeux affichent des systèmes mixtes qui ménagent une grande liberté de mouvement tout en décourageant les joueurs d'aller partout. Ainsi, dans The Division 2, tous les quartiers de Washington DC sont accessibles à pied mais les joueurs comprennent vite que s'ils n'ont pas atteint un niveau minimum, ils n'ont aucune chance de survivre face aux ennemis qui peuplent certaines zones.
Question 4 - La navigation dans la map fait-elle partie des défis présentés aux joueurs ?
Pour aider les joueurs à naviguer dans une map ouverte, il existe deux stratégies : S'appuyer exclusivement sur les aides à la navigation (mini-map ou icônes de réalité augmentée) ou laisser les joueurs interpréter la topologie autours d'eux pour deviner dans quelle direction aller.
Le bon choix dépend du rôle attribué à la navigation dans l'expérience de jeu.
Si l'objet de la navigation est de se rendre du point A au point B dans une map ouverte, la première stratégie est la meilleure. Il ne sert à rien de compliquer l'expérience du joueur en le poussant à trouver la bonne route. C'est le cas dans les jeux de la série GTA ou les aides à la navigation sont omniprésentes.
En revanche, si la recherche d'itinéraires, la découverte de passages cachés ou de lieux d'intérêt font partie des défis que les joueurs devront relever, alors il faut développer la seconde stratégie. C'est le cas dans The Long Dark. Comme dans la réalité, le joueur ne dispose pas d'outils "magiques" pour trouver son chemin. Il ne peut compter que sur son sens de l'observation pour savoir ou aller et pour trouver les passages. Dans ce cas de figure, il faut donner des indices qui permettront aux joueurs de pressentir l'existence de points d'intérêt ou de chemins. Par exemple, un panneau routier permet de deviner qu'une route se cache sous la neige, un cours d'eau devient naturellement une voie de déplacement, une fumée dans le lointain pointe vers un lieux d'intérêt, etc. Ainsi, la topologie canalise les joueurs et récompense ceux qui font preuve de logique et qui ont le sens de l'observation. Les zones doivent donc être construites en planifiant les principaux axes de circulation, en positionnant les points d'intérêt de manière logique et en prévoyant des indices pour donner une chance aux joueurs de trouver ces deux éléments.
Question 5 - Comment positionner les ressources que les joueurs devront récupérer ?
Tous les jeux en monde ouvert propose une large gamme de ressources à collecter : Plantes, minéraux, objets divers, animaux, etc. Elles répondent à plusieurs objectifs : Contribuer à la progression des joueurs, leur apporter des micro-récompenses et justifier la dimension ouverte de la map. Mais comment les positionner ? Deux stratégies sont envisageables : Le saupoudrage et la concentration.
La stratégie du saupoudrage consiste à répartir les ressources de manière largement aléatoire sur l'intégralité de la map. Cette approche a le mérite de pousser les joueurs à visiter toute la map et renforce la gratification des joueurs lorsqu'ils découvrent une ressource rare. Elle simplifie également le travail de conception de la map.
La stratégie de concentration pousse les designers à concentrer les ressources autours de points d'intérêt ou d'endroits spécifiques, par exemple, les rives d'un cours d'eau ou le pied d'une falaise. Cette méthode limite l'intérêt d'une map ouverte et rend les découvertes de ressources plus prévisibles. En contrepartie, elle récompense les joueurs qui ont l'intelligence d'apprendre que certaines ressources ne se trouvent dans certains endroits, par exemple, les champignons ne se trouvent que dans des futaies d'une essence donnée. Il est en effet plus gratifiant pour des joueurs de trouver quelque chose parce qu'ils ont fait un bon raisonnement que de les découvrir par pur hasard.
La première stratégie récompense les joueurs qui passent beaucoup de temps à explorer la map alors que la seconde est plus intéressante pour les joueurs qui font l'effort d'apprendre à connaitre leur environnement.
Question 6 - Quelle doit être la grammaire de level design du monde ouvert ?
Une grammaire de level design fixe des règles de construction qui doivent être communes à tous les niveaux d'un jeu ou à l'intégralité d'une map de monde ouvert. Ces règles portent essentiellement sur les points suivants :
- Les points d'apparition des ressources. Même si la stratégie de saupoudrage a été sélectionnée, les ressources ne doivent pas apparaître dans des lieux saugrenus ; les joueurs ne comprendraient pas qu'ils puissent trouver des bidons d'essence en pleine forêt.
- La localisation et le comportement des animaux. Si ces derniers sont des proies ou des prédateurs, ils ne sont pas de simples éléments décoratifs, ils tiennent un rôle dans le gameplay. Le système de jeu et l'IA définissent leurs comportements mais c'est au level design de les positionner de telle sorte que les joueurs pourront anticiper leur présence. Si le jeu offre une alternance entre le jour et la nuit, il faut en tirer profit. Ainsi, les loups éviteront le contact avec les joueurs le jour mais attaqueront la nuit et se rapprocheront des habitations.
- Les indices visuelles destinés à faciliter les déplacements des joueurs. Pour que les déplacements des joueurs soient aussi instinctifs que possible, ces derniers doivent pouvoir distinguer, d'un simple coup d'oeil, les ouvertures pouvant être ouvertes ou franchies, les rebords accessibles, les zones d'escalade, etc. Ils doivent également identifier les principaux axes de déplacement. Ces éléments graphiques, ainsi que leurs règles d'emploi, font aussi parti d'une grammaire de level design.
- Les gabarits des axes de circulation et des objets avec lesquels les joueurs seront amenés à interagir. On trouvera ici les largeur des portes, la hauteur des obstacles pouvant être franchis par un saut ou encore les points de couverture derrière lesquels un personnage se protégera des tirs ennemis. Ces descriptifs permettront de s'assurer que les animations seront cohérentes, que les intentions de gameplay sont respectés et que la caméra se fera oublier.
Question 7 - Comment animer l'environnement ?
Si on veut immerger les joueurs dans une univers crédible, ce dernier doit être animé : Effets du vent, fumée, vol d'oiseaux, personnages ou véhicules se déplaçant en arrière-plan, pluie, torrents, etc. Ces animations ne contribuent pas nécessairement au gameplay mais rendent l'expérience des joueurs plus immersive.
Il faut donc les prévoir et positionner les plus spectaculaires à des endroits-clé de la map, voire les mettre en scène en "guidant" les joueurs vers ces derniers. Ainsi la découverte d'une cascade, dont on a pressenti la présence grâce au fracas de l'eau, peut devenir un moment mémorable et servir d'appui à un point d'intérêt.
Question 8 : Peut-on inclure un moment "waouh" dans la map ?
Enfin, si possible, il est habile de prévoir une ou deux scènes spectaculaires. Ces dernières alimenteront le buzz et contribueront à la communication sur le jeu.
Dans le prochain épisode …
Dans le quatrième épisode de ma chronique consacrée au level design des jeux en monde ouvert, j'aborderai un enjeu qui prend de plus en plus d'importance : Les bonnes pratiques pour que le level design supporte la dimension narrative du jeu.