Le level design des jeux en monde ouvert - Part 4/5
Par Pascal Luban - Game designer & creative director, freelance
Dans les trois premières parties de cette chronique consacrée au level design des jeux en monde ouvert, j'ai essentiellement abordé ce sujet sous l'angle du game et du level design. Mais il y a un autre angle qui prend de plus d'importance dans le design des jeux aujourd'hui : La narration. C'est ce sujet que je traite dans cette quatrième partie.
La narration pour les nuls
Pour rappel, une bonne narration repose sur trois composants : Les personnages, l'environnement et l'histoire.
On l'oublie trop souvent mais le personnage principal est au coeur de toute bonne narration. Cette dernière n'a d'intérêt que parce qu'elle relate la façon dont un personnage auquel on s'attache affronte un drame. Toute bonne narration commence donc par la définition d'un personnage intéressant et pour lequel l'audience va développer de l'attachement.
L'environnement défini le décor mais aussi le thème. C'est souvent ce dernier qui attire l'audience. Si l'histoire d'amour racontée par James Cameron dans Titanic s'était déroulée sur un autre bateau, le film aurait certainement eu moins de retentissement. L'environnement contribue aussi à la puissance de la narration en offrant un cadre qui va renforcer le drame. Ainsi, une histoire traitant de la survie d'un groupe de naufragés sera plus dramatique si leur avion s'est abîmé dans la Cordillère des Andes plutôt que sur une île du Pacifique.
Enfin, l'histoire n'a qu'un but : Créer les conditions du drame et distiller du suspense jusqu'au dernier moment. Son écriture répond à des règles qui sont les mêmes depuis les tragédies grecs.
Nous avons revu les bases. Voyons maintenant comment des jeux en monde ouvert intègrent narration et level design.
Etude de cas : Red Dead 2 versus the Witcher 3
Ces deux titres sont emblématiques des jeux en monde ouvert car leurs studios de développement respectifs ont mis beaucoup de moyen dans la narration. Cependant, ils ont choisi deux approches très différentes.
Red Dead Redemption 2 se déroule dans l'Ouest américain au tournant du 20e siècle. La représentation de cette époque est stupéfiante de crédibilité. On y suit les aventures d'un groupe de hors-la-loi qui cherchent à fuir leurs ennemis mais surtout à atteindre une sorte de paradis sur terre, un lieu où il espèrent tous vivre en paix.
Dans ce jeu, cette intrigue n'est qu'un simple fil rouge, un prétexte pour justifier les déplacements du groupe et les missions principales. L'effort de narration repose essentiellement sur les personnages non-joueurs et leurs relations avec Arthur, le personnage contrôlé par le joueur. Un grand soin a été apporté au développement des personnages secondaires qui constituent l'entourage de héros : apparence, personnalité, façon de s'exprimer, moralité, voix des acteurs ; rien n'a été laissé au hasard. Ces personnages sont très crédibles, on passe beaucoup de temps avec eux et on finit par développer de vrais sentiments, affection ou antipathie, à leur égards. A l'instar des séries télévisés, les développeurs de RDR2 ont mis l'accent sur les personnages et non l'intrigue, une démarche rare dans l'industrie du jeu vidéo.
L'impact de la narration dans le level design est donc faible, sauf sur un point : Le soucis du détail apporté à l'environnement. Ce n'est pas négligeable car ce dernier est un des trois composant-clés d'une bonne narration.
Passons maintenant à The Witcher 3. Ce jeu se déroule dans un environnement fantastique fortement inspiré de l'Europe centrale au moyen-âge. Le personnage principal, Geralt, est un sorceleur, une sorte de mercenaire qui élimine les monstres pour le compte des habitants mais contre monnaie sonnante et trébuchante.
Dans Witcher 3, les développeurs de CD Projekt Red ont fait des choix différents. Ce sont les composants "histoire" et "environnement" qui ont été mis en avant.
L'intrigue principale est mieux construite que celle de RDR2. Elle est articulée autour d'une recherche précise, la disparition de Ciri, sa fille adoptive. L'intrigue comporte des coups de théâtre, et contrairement à beaucoup de jeux, les quêtes secondaires sont souvent intéressantes. Ces dernières nous font découvrir des personnages parfois touchant, des situations familiales déchirantes, des enquêtes complexes à mener.
L'environnement est lui aussi très travaillé ; c'est celui d'une terre en proie aux guerres et à la soldatesque. Les lieux et les paysages n'ont rien de spectaculaire, on est loin des décors du Seigneur des Anneaux, mais, le monde est crédible. Cela se ressent dans les comportements des personnages rencontrés, qu'ils soient de simples paysans, des chefs de guerre ou des monarques. Au bout de quelques heures de jeu, on est pris par une ambiance très particulière, un mélange de désespoir, de cruauté mais aussi d'humanité.
Les personnages, pour leur part, ont moins de profondeur car ils sont plutôt stéréotypés : Le héros sombre et taciturne, le mentor empreint de sagesse, la compagne guerrière, etc. On s'attache moins à eux car ils manquent d'épaisseur et le jeu n'offre pas assez d'opportunité de les connaître.
L'impact de la narration dans le level design est donc majeur ; c'est elle qui conduit l'écriture des missions secondaires et qui donne une âme, un style propre, à l'environnement.
De bonnes pratiques pour une bonne narration
Nous avons vu qu'il existe différentes stratégies pour mettre le level design au service de la narration et pour intégrer ces deux aspects du design d'un jeu. Passons en revue quelques bonnes pratiques.
Accordez de l'importance à l'écriture des missions.
Tous les jeux en monde ouvert offrent des missions, des quêtes, aux joueurs. Force est de constater qu'elles sont très rarement intéressantes et apparaissent le plus souvent pour cet qu'elles sont : De simples prétextes. Cette constatation s'explique largement par le grand nombre de missions à développer pour un jeu en monde ouvert. L'équipe de développement a tendance à privilégier alors la quantité par rapport à la qualité.
Mais si la direction créative du jeu accorde de l'importance à la dimension narrative, il faut alors accorder beaucoup plus d'attention à l'écriture des missions.
Commencez par offrir des missions qui mettront le joueur devant des cas de conscience. Spec Ops - The Line ou Army of Two - The 40th Day le font fort bien.
Construisez vos missions autours des drames vécus par les PNJ. Lorsque le joueur sera ému par la détresse des PNJs qu'il rencontre, il s'impliquera beaucoup plus dans les missions qui leur sont associées. Witcher 3 offre de magnifiques exemples de telles missions. Je ne veux pas gâcher le plaisir de ceux d'entre vous qui n'ont pas encore joué à ce magnifique jeu en donnant trop de détail sur ces missions mais je me contenterai de citer l'une d'entre elle. Le joueur y croise la route d'un baron sanguinaire qui comprend pourquoi sa femme et sa fille l'ont quitté et en sont mortes. Il cherche à se racheter et sa détresse fait peine à voir.
Enfin, pour pouvoir écrire de telles missions, il faut accepter que ces dernières soient plus longues. Comme il demeure important d'en fournir un grand nombre, la solution consiste à découper les missions en sous-quêtes. c'est la voie qui a été choisi par les équipes de CD Projekt Red.
Centrez la progression de l'histoire autours de la quête personnelle du héros.
On ne le répétera jamais assez : Une bonne narration est construite autour d'un personnage, et cette règle s'applique dans un jeu vidéo quel que soit le type de caméra utilisé : Première ou troisième personne.
Il faut commencer par développer un personnage auquel le joueur va s'attacher. Pour cela, il faut lui donner de l'épaisseur, le rendre crédible. Puis, il faut le malmener ou le mettre en situation de crise personnelle ; pas besoin de donner comme mission au héros de sauver la galaxie pour rendre sa quête passionnante ; on peut le faire en s'attaquant à ses proches.
Enfin, il faut mettre le joueur en position de faire des choix d'ordre éthique. Cette mécanique fonctionne dans des jeux aussi différents que This War Of Mine ou The Last Of Us. Une fois que le joueur se sera fixé des objectifs personnels, voudra défendre une cause ou simplement "jouer" au héros, son engagement dans le jeu sera surmultiplié, même si ce dernier ne propose que des quêtes répétitives et une mécanique de jeu qui fait la part belle au farming.
Ecrivez vos missions scriptées comme des mini-aventures.
Cette recommandation ne s'applique qu'aux jeux qui veulent utiliser les missions à des fins narratives ; elle ne s'applique pas aux jeux dont l'expérience proposée repose essentiellement sur la progression des joueurs et donc, sur de très nombreuses missions.
L'intérêt de scénariser une mission est de contrôler ce que le joueur va vivre : Gestion du rythme, diversité des contextes, situations tactiques intéressantes, présence de pics de difficulté, mais aussi révélations d'ordre narrative, coups de théâtre et situations présentant des choix moraux.
En combinant ces "ficelles", un level designer, ou un mission designer, peut donc "mettre en scène" la mission qu'il va faire vivre au joueur tout en offrant une excellent expérience de jeu. En particulier, il peut lui faire vivre des missions dont le déroulement n'est pas prévisible. On croise ainsi les savoir-faire des level designers et des scénaristes. Un des meilleurs exemples, à mes yeux, sont les missions des jeux de S.T.A.L.K.E.R, le jeu de tir développé par GSC Game World.
Mais si on revendique la dimension "bac à sable" d'un jeu en monde ouvert comme étant son principal intérêt, veillez à ce que les missions ne soient pas obligatoires. On ne peut pas imposer de telles missions qui risquent de bloquer le joueur dans sa progression et donc de le frustrer.
Dans le prochain épisode …
Dans le cinquième et dernier épisode de ma chronique consacrée au level design des jeux en monde ouvert, j'aborderai des pistes de design susceptibles de renouveler l'expérience de jeu offerte par ces jeux.